Anniversaire LETTRE A STALINE par Eugène Zamiatine Il y a vingt-cinq ans mourait à Paris (le 10 mars 1937), en exil volontaire, un des meilleurs écrivains russes de la génération d'après guerre, Eugène Zamiatine. C'était un homme de rare distinction et d'un talent des plus originaux. On le connaît en France, mais pas assez, surtout par la traduction de son roman d'anticipation : Nous autres, qui a tracé la voie aux livres d' Aldous Huxley et de George Orwell sur le monde futur, mais qui n'a pas eu la même fortune, sans doute parce que paru «prématurément» (en 1929 à Paris), c'est-à-dire avant que la société occidentale n'ait eu un avantgoût du totalitarisme. L'injustice du sort ne doit pas faire oublier le grand mérite et la dignité exemplaire d'Eugène Zamiatine. Aussi l'occasion du présent anniversaire est-elle opportune de publier en français la lettre adressée par Zamiatine à Staline en 1931 pour motiver son désir de quitter sa patrie. A cette date Staline n'était pas encore ce qu'il est devenu après avoir goûté pendant des années l'ivresse du pouvoir absolu ; la manie des grandeurs ne l'avait pas encore transformé en monstre féroce et il se sentait secrètement flatté d'être sollicité directement par les écrivains, les artistes en butte· à d'insurmontables difficultés inhérentes au HONORÉ JOSEPH VISSARIONOVITCH, Un condamné au châtiment suprême - l'auteur de la présente lettre - s'adresse à vous pour vous demander de commuer sa peine. Mon nom vous est sans doute connu. Pour moi, écrivain, être privé de la possibilité d'écrire équivaut précisément à une condamnation à mort. Or les circonstances sont devenues telles que je ne puis poursuivre mon travail parce qu'aucune œuvre n'est concevable s'il faut travailler dans une atmosphère de persécution systématique qui s'aggrave d'année en année. Je ne veux en aucune façon poser à l'innocence outragée. Je sais que, pendant les trois ou quatre années qui ont suivi la révolution, il s'est trouvé dans mes écrits des choses qui pouvaient donner BibliotecaGino Bianco régime et qui se tournaient vers lui comme on fait appel au protecteur naturel des lettres et des arts. Il avait déjà levé l'interdit qui pesait arbitrairement sur une comédie de Michel Boulgakov, après avoir reçu de celui-ci une lettre lui exposant le cas. Zamiatine s'inspira du précédent, spécula sur la psychologie du personnage à l'époque et visa juste : l'autorisation de s'exiler lui fut accordée, un des derniers gestes apparemment humains que Staline ait accompli, mais pour un secret motif d'orgueil personnel. Il était temps, car l'affaire eût certainement mal tourné peu de temps après, quand la mégalomanie du tyran prit des formes paranoïaques. La lettre de Zamiatine marque une date dans l'histoire des lettres russes et soviétiques, elle décrit une situation qui déjà paralyse les écrivains de valeur et va bientôt les soumettre au pire régime de terreur. Elle éclaire le début des « années 30 » qui :continueront avec les déportations en masse, puis dans les massacres en série et finiront sur le pacte de Staline avec Hitler et les horreurs de la guerre. En vérité il était temps, en 1931, que Zamiatine s'expatriât, préférant les tristesses de l'exil à « la servilité, la complaisance et le conformisme en littérature». prise aux attaques. Je sais que j'ai la fâcheuse habitude de dire non pas ce qui est opportun au moment donné, mais ce qui me paraît être la vérité. En particulier, je n'ai jamais caché les : sentiments que m'inspirent la servilité, la complaisance et le conformisme en littérature : j'estimais, et continue d'estimer, ·que cela dégrade aussi bien !'écrivain que la révolution. Et c'est précisément cette question, que j'ai .traitée en son temps dans un de mes articles (revue Maison des Arts, n° 1, 1920), sous une forme incisive et blessante pour beaucoup, qui fut le signal de la campagne de presse contre moi. Depuis lors, sous des prétextes divers, cette campagne se poursuit jusqu'à ce jour et elle en est arrivée finalement à ce que j'appellerai du fétichisme : de même qu'autrefois les chrétiens
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