Le Contrat Social - anno VI - n. 2 - mar.-apr. 1962

98 - qu'un «langage de bois» (ainsi qu'on appelait en Pologne le jargon stalinien), que Marx avait, entre autres, énoncé certaines règles sociologiques qui pouvaient, malgré tout, projeter quelque lueur sur les fondements d'une société dont jusqu'alors ils n'avaient su voir que la seule façade. De cet étrange réveil, nous tâcherons ici de retracer les premiers sursauts. Répudiation du stalinisme «LA FRANCE est-elle une monarchie à l'anglaise ou un gouvernement à la turque ? », se demandait en 1750 le marquis d'Argenson. Cette question, maint délégué au xxe Congrès a dû se la poser en écoutant le terrible réquisitoire de Khrouchtchev contre le Chef disparu. Quant à nous, nous songeons au mot prophétique écrit par Trotski peu avant sa mort : Une explication historique n'est pas une justification. Néron, lui aussi, fut un produit de son temps. Néanmoins, après qu'il eut disparu, ses statues furent brisées et son nom partout effacé. La vengeance de l'histoire est plus terrible que celle du secrétaire général le plus puissant. J'ose penser que c'est consolant 1 • Sans la moindre velléité d' «explication historique », encore moins de justification morale, dans la nuit du 24 au 25 février 1956, Khrouchtchev révéla que la vengeance du nouveau secrétaire sur l'ancien pouvait être plus terrible encore que celle de l'histoire. En fait, aucun critique des pays libres n'avait jamais dressé réquisitoire plus sévère contre Staline et le stalinisme que le portrait que Khrouchtchev a fait, in partibus fidelium, de ce« monstre» sinistre, sadique, mythomane et morbide aux pieds duquel la «jeunesse du monde » était restée prostrée durant un quart de siècle. On a pu voir le « Père des peuples » tel qu'il a été pendant les vingt-cinq années de son règne: cloîtré dans le Kremlin, refusant de visiter un village ou une usine, de se trouver .face à des ouvriers et à des paysans ; se refusant même, bien que généralissime, à affronter les soldats ; passant sa vie dans un univers peuplé de phantasmes de persécution et de statistiques truquées ; lançant dans toutes les directions des « accusations absurdes, calomnieuses et mensongères de " double jeu ", d'" espionnage ", de " sabotage ", de préparation de " complots " fictifs », etc. 2 ; dirigeant les opérations militaires sur une mappemonde d'école ; « étouffant » ses collaborateurs «au moral comme au physique » ; liquidant ses propres partisans ; mettant une minutie particulière à monter des procès monstrueux ; pointant en personne 383 listes de membres du Parti 1. Léon Trotski : Staline, 1948, p. 526. 2. Les expressions entre guillemets sont tirées du rapport de Khrouchtchev. Biblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL condamnés par milliers ; donnant aux magistrats instructeurs des conseils sur les méthodes d'enquête qui se résuinaient par: «Frappez, frappez, et frappez encore » ; imaginant des impôts impossibles ; ordonnant «la déportation en masse de nations entières » ; pris de rage impuissante devant le nombre des Ukrainiens, trop important pour qu'on puisse leur faire subir collectivement ce sort ; jalousant les chefs militaires ; enseignant lui-même l'histoire de son règne; formant toute une génération à l'art de la délation ; érigeant son propre culte en une espèce de religion. Le grand homme devenait le bouc émissaire. Déjà, peu après sa mort, la conspiration du silence s'était faite autour de ses œuvres jusqu'alors qualifiées d' «immenses », et les autorités compétentes insistaient déjà sur « la nécessité de bannir de la propagande la présentation erronée et antimarxiste du rôle de l'individu dans l'histoire, qui se traduit par la théorie idéaliste du culte de la personnalité». Mais quelle devait être la nouvelle interprétation, non erronée, non anti- · marxiste, de son rôle dans l'histoire ? Autocritique de l'orthodoxie IL ÉTAITdésormais impossible de cacher le lien de cause à effet qui existe entre l'enthousiasme de commande devant l'œuvre «théorique » de Staline et la déchéance de la pensée marxiste. Aussi Lukacs avait-il entièrement raison de dénoncer un « système qui voulait fabriquer des philosophes à la chaîne, sans science, sans culture » 3 : ce pourfendeur de l'obscurantisme « bourgeois » constatait avec amertume que... ...à l'heure où nous sommes, il n'existe pas de logique marxiste, pas de pédagogie, pas d'esthétique, pas d'éthique marxistes [et cela en dépit du fait que] le prolétariat s'est emparé du pouvoir dans plusieurs pays, jetant ainsi les bases objectives du développement du marxisme scientifique. On sait que Jdanov avait formulé les mêmes reproches, mais cette fois ce qui était mis en cause ce n'était pas l'« objectivisme», ni le «cosmopo- .litisme »., mais le «dogmatisme», lequel, dit Lukacs... ...a non seulement laissé inexploitées toutes les nouvelles possibilités, mais encore (...) a rejeté le marxisme, (...) étouffé toutes les tentatives qui auraient pu conduire à son enrichissement. Le moment était venu où l'on pouvait lire dans la presse polonaise des déçlarations de ce genre: , L'histoire de la philosophie connaît peu d'époques qui aient poussé l'intolérance aussi loin que ces dernières années. Les persécutions de la pensée critique au début de la Renaissance, aux XVIIe et XVIIIe siècles apparaissent 3. Dans Szabad Nep, 17 juin 1956.

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