LES MORTS SUCCESSIVES DE STALINE par Robert Conquest C'EST AVEC DES SENTIMENTS mêlés que le général Monk, alors le personnage le plus puissant d'Angleterre, a dû assister à la profanation et à la mutilation du cadavre d'Olivier Cromwell : toute sa carrière avait été associée au Lord Protector. L'opération fut bien entendu présentée comme faisant partie d'un retour à l'ordre légal. D'autres parallèles historiques avec ru.vers passés barbares se présentent à l'esprit depuis la dernière déchéance de Staline. Rien ne peut cependant se comparer en férocité à l'ère stalinienne de l'histoire soviétique. Ce qui est difficile à imaginer dans la perspective historique, c'est qu'un homme borné, soupçonneux, hanté par une ou deux idées fixes ait pu diriger un grand Etat moderne. L'idée qu'un Empire romain, qu'un Califat abbasside ait été gouverné par ce genre d'homme nous est familière. Mais que pareil phénomène ait vu le jour dans un pays pourvu d'une industrie et d'une science modernes, cela est à peine concevable. De plus, le marxisme est, du moins à certains égards, une idéologie et une théorie l'une et l'autre «modernes» de la société. Comment a-t-il pu engendrer ou couvrir tant un système de gouvernement que des gouvernants plus proches, sous bien des rapports, des mahdis soudanais du siècle dernier que des respectables bourgmestres marxistes de Vienne ou de Stockholm ? Mais les faits sont lès faits et cette évolution extraordinaire a bien eu lieu. La cour de Staline, avec ses empoisonneurs et ses bouffons, tenait bien plus du compromis entre les rudes campements de la horde d'Attila et les couloirs secrets de Byzance qu'à ce ~ui peut exister dans l'Occident d'auJourd'hui. Staline lui-même, fasciné qu'il était par Ivan le Terrible, semble l'avoir compris. Des scènes comme celle où, flanqué de ses acoiblioteca Gino Bianco lytes, il se tordait de rire à la vue du mari d'Anna Pauker imitant Zinoviev à l'instant de son exécution font irrésistiblement penser à Ivan se livrant à des orgies en compagnie de ses opn·tchniki; et comment ne pas croire que le souvenir en était plus ou moins consciemment évoqué par les participants eux-mêmes ? Selon Milovan Djilas, le marxisme manque d'une théorie de la liberté politique. Ce n'est pas tout à fait exact : Marx, malgré son attitude ambiguë à l'égard de la démocratie, considérait que l'Etat prolétarien jouirait au moins des libertés d'expression communes aux républiques «bourgeoises» d'alors. En particulier, il condamnait toute restriction à la liberté de la presse, ce qui ne laisse pas d'étonner dans l'édition russe de ses Œuvres. En réalité, les staliniens (et Lénine lui-même) profitèrent simplement du fait que Marx n'avait pas laissé d'instructions précises à ses disciples. Un chauffard ne peut sérieusement invoquer, pour sa défense, l'absence de panneaux prescrivant de tenir sa gauche sur les routes anglaises : certaines choses vont de soi, sauf pour des étrangers. Les étrangers, dans le cas du marxisme, ont été les maniaques du pouvoir. Marx n'a pas su prévoir que des marxistes pouvaient être mus non par le simple désir de venir en aide aux hommes, mais par la soif du pouvoir. * ,,.,,. PAR DÉCISION du XXIIe Congrès, le corps de Staline repose désormais dans une tombe modeste, voisine de celle de Félix Dzerjinski, fondateur de la Tchéka. Or, quand on songe à l'héritage de Dzerjinski toujours vivant, on a le sentiment que Staline lui aussi, malgré sa destitution progressive,
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