Le Contrat Social - anno VI - n. 1 - gen.-feb. 1962

K. PAPAIOANNOU · Il va de soi que ces enfantillages présupposent un rétrécissement de l'univers qu'il nous est presque impossible de concevoir. En effet, pour pouvoir affirmer que le monde sensible est un « produit » de l'industrie, donné « uniquement » par l'évolution des forces productives, il faut préalablement avoir réduit l'univers à ceci : Le cerisier (sic), comme presque tous les arbres fruitiers, n'a été, on le sait, transplanté dans notre zone (sic) qu'il y a quelques siècles seulement, et par le commerce ,· il n'a donc été donné à la « certitude sensible » de Feuerbach que par cet acte d'une société déterminée dans un temps déterminé ... Et c'est ainsi qu'il se fait qu'à Manchester, par exemple, Feuerbach voit des machines et des fabriques là où, il y a cent ans, on ne voyait que des rouets et des métiers à tisser ; de même, dans la campagne romaine, il ne découvre que des pâturages et des marais là où l'on ne trouvait, au temps d'Auguste, que des vignobles et des villas de capitalistes romains ... Dans la mesure où ces phrases ne se ramènent pas à des banalités (que l'on songe aux admirables développements de Volney dans les Ruines ou à la théorie spenglérienne de l'historicité des paysages), elles attribuent à la transplantation des arbres fruitiers une importance cosmogonique qui ne peut manquer de paraître ridicule, mais qui n'en constitue pas moins le maître pilier du « nouveau matérialisme » annoncé par Marx. Matérialisme historique contre matérialisme pré-historique LE MATÉRIALISME est réfuté parce qu'il ne se trouve plus de matière qui ne soit d'ores et déjà devenue matière première de l'activité humaine, ou matière seconde créée par les « forces productives ». S'il y a quelque vérité dans le matérialisme, cette vérité est littéralement pré-historique: le matérialisme a raison d'affirmer la « priorité de la nature extérieure » 20 - mais une telle nature purement objective, extérieure au sujet, n'existe plus ; elle a certes existé - mais uniquement pour « les hommes primitifs, produits par une génération spontanée», c'est-à-dire pour les hommes tels qu'ils étaient lorsqu'ils sortaient des entrailles de la terre. « Cette nature antérieure à l'histoire humaine, conclut Marx, n'existe plus aujourd'hui ; elle n'existe nulle part », ou bien ce sera « sur quelques récifs de corail australiens d'origine récente». Seul, Fichte était allé aussi loin : si pour lui le monde sensible ne représentait qu'une toute « petite région» dans l'immensité de la conscience et de ses « tâches infinies » 21 , pour Marx, la nature en tant que telle, la nature non produite par l'industrie, non reconstruite par les forces productives, est réduite à « quelques récifs de corail d'origine récente »••• 20. Dl, p. 42 (VI, 163). 21. Pour rappeler la c~lèbrc polémique de Fichte contre la N aturphilosophie de Schelling. Biblioteca Gino Bianco 47 Il est difficile de ne pas retrouver chez Marx cet « air de fanfaronnade » que Schelling reprochait à Fichte, et Feuerbach pourrait lui objecter que « notre zone », ainsi que le paysage de Manchester, ne couvrent qu'une infime partie du « monde matériel sensible»; que l'industrie n'a pas l'importance cosmogonique qui lui est prêtée ; que le « ciel étoilé » demeure tout aussi « antérieur à l'histoire» (telle que Marx la conçoit) qu'il l'était pour la « brute aurignacienne »; que lorsqu'il s'agit de la nature, ce n'est pas aux récifs de corail qu'il faut penser, mais à une somme de quelques milliards de systèmes solaires. Mais pour le jeune visionnaire de la « fin de la lutte entre l'homme et la nature » pareilles objections n'auraient rigoureusement aucun sens. Redeunt saturnia regna : la matière sera totalement résorbée dans les forces productives et l'humanité sera réellement et « sensiblement » cette sphaera cujus centrum ubique, circumferentia nusquam par quoi on désignait jusqu'ici l'essence du Dieu intelligible... On pourrait remarquer aussi que 1e pouvoir que donne la science est immensément plus grand que celui des forces productives ; que l'industrie dérive elle-même d'une connaissance théorique de la nature; que Copernic, qui soumettait la nature à des lois « trop souvent despotiques », représentait un humanisme autrement plus « réel » que celui de Feuerbach, lequel voulait laisser les objets dans leur « liberté illimitée »; que Giordano Bruno, qui vit planer dans l'infini des milliers de systèmes semblables au système copernicien, illustre ce qu'il appelait l' « eccelenza della propria umanitade » d'une manière infiniment plus significative que ceux qui ont transplanté le « cerisier et les autres arbres fruitiers » dans la province natale de Karl Marx. Mais, pour le jeune enthousiaste des « forces productives », « ce que la conscience fait toute seule n'a pas le moindre intérêt?> 22 : seules comptent les actions productives dans lesquelles elle se matérialise, et ce sont ces actions matériellessensibles qui donnent un sens à la recherche scientifique prétendument « pure » et qui constituent ses véritables fins. Un pragmatisme vulgaire L'IDÉE exclusive que Marx se fait de la dignité des forces productives l'amène à contesterl'indépendance de la science. « Il n'y a pas d'histoire de la science » 23 : comme la science n'est pas une fin en soi, elle ne saurait avoir de développement propre : elle doit être conçue comme une «émanation» de l'activité pratique. « Mais où en seraient les sciences naturelles sans industrie et sans commerce ? » se demande Marx, pour répondre aussitôt : Même ces sciences naturelles • pures • (sic) ne 22. Dl, p. 28 (VI, 171). 23. Ibid., p. 23 (VI, 158).

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