K. PAPAIOANNOU tation qui attribue à Marx un concept forgé par Weber pour critiquer et dépasser Marx et qui enlève à Weber aussi bien qu'à Marx ce qui précisément fait l'originalité de leur pensée. Lorsque Marx répète inlassablement : « Il n'y a pas d'histoire de la politique, du droit, de la science (...), de l'art, de la religion (...), de la métaphysique, de la morale, ainsi que du reste de l'idéologie» 7, ce n'est pas pour nous inciter à reconnaître que le « rôle directeur » des divers « facteurs » n'est « jamais exclusif»... Bien au contraire, nous avons de sérieuses raisons de penser que c'est pour les disqualifier et réserver la vraie « historicité » au seul développement des forces productives. De même, lorsque Marx reproche à Feuerbach de ne voir que l'apparence « vulgaire et judaïque » de la praxis, c'est pour prêter au commerce et à l'industrie infiniment plus de pouvoirs occultes que les philosophies les plus spiritualistes n'en accordaient à l' « Idée » ou au Logos. Idéalisme et matérialisme VOICI d'ailleurs la première Thèse sur Feuerbach: 1. Le défaut principal de tout le matérialisme jusqu'ici - y compris celui de Feuerbach - est que l'objet-extérieur ( Gegenstand), la réalité, le monde sensible ( Sinnlichkeit J n'y est conçu que sous la forme de l'objet-chose ( Objekt) ou de l'intuition ( Anschauung), non comme activité sensible de l'homme, comme praxis, non subjectivement. 2. C'est pourquoi le côté actif a été développé abstraitement par l'idéalisme, en opposition au matérialisme ; or, naturellement, l'idéalisme ne connaît pas l'activité réelle, sensible en tant que telle. 3. Feuerbach veut des objets sensibles ( sinnliche Objekte) réellement distincts des objets mentaux (Gedankenobjekte) : il ne conçoit pas cependant l'activité humaine elle-même comme activité objective (gegenstiindliche Tiitigkeit). 4. C'est pourquoi, dans L' Essence du christianisme, il considère comme authentiquement humain seulement le comportement théorique, tandis que la praxis n'y est saisie et fixée que sous sa vulgaire et judaïque apparence extérieure ( Erscheinungsform) . 5. En conséquence, il ne saisit pas la signification de l'activité « révolutionnaire », « pratique-critique ». Ainsi, dans l'ancien matérialisme, le sujet perd la primauté et le pouvoir ~ue lui reconnaît l'idéalisme. Tandis que pour 1idéalisme l'activité du sujet fait partie de la définition du monde, l'univers du matérialisme est constitué uniquement par des choses indépendantes de l'homme, étrangères à lui, échappant à son pouvoir, l'écrasant même de leurs poids. Quelle est donc la nouvelle conception du sujet et de l'objet qui permettra la synthèse du matérialisme et de l'idéalisme qu'annonce Marx ? 7. DI, pp. 23 et 596 (VI, 158 et 250). Biblioteca Gino Bianco 45 L'opposition entre le matérialisme et l'idéalisme qu'il entend surmonter renvoie à la distinction établie depuis les Temps modernes entre la nature chosifiée, donnée comme matière à la connaissance, et l'activité du sujet. En réalité, ainsi que le note Hegel, cette opposition se situe à l'intérieur du sujet tel que Descartes l'a dégagé du monde, et désigne la différence entre le « côté passif » et le « côté actif » de la conscience 8 • A l'intérieur de la nouvelle image du monde, que l'on ne conçoit plus comme présence divine, mais comme représentation, il était inévitable, ou bien que l'on considérât les choses et leurs déterminations comme un monde déjà constitué et achevé, ou bien que l'on donnât la priorité au subjectif et que l'on recherchât comment celui-ci rejoint l'objectif, s'accorde avec lui - ou le construit. Dans le premier cas, on suppose que la pensée s'ajoute extérieurement à la matière et ne peut enfanter une connaissance réelle que dans la mesure où elle se borne au rôle de miroir passif des choses ; dès lors, le sujet se trouve marqué d'une passivité qui lui enlève toute indépendance, toute spontanéité, toute activité propre, et seule .sa réceptivité à l'égard de l'objet peut lui permettre de prétendre à quelque vérité. Le « réalisme », dira Hegel dans sa Philosophie du droit (§ 44), est cette « prétendue philosophie» qui attribue aux choses particulières, aux objets immédiats, le caractère d'une « réalité indépendante », ou plutôt « l'apparence de l'indépendance », et les tient pour « absolus », tandis que l'idéalisme, synonyme de « libre volonté », ne considère jamais les choses comme étant « en soi et pour soi». Réfutation du matérialisme FACE à l'idéalisme post-kantien qui irradiait sans limites le pouvoir souverain du sujet, l' « ancien matérialisme » se caractérise par son ignorance du « côté actif » du sujet, par sa volonté de mettre l'accent sur la «passivité» de l'homme. Feuerbach avait érigé cette passivité en principe : s'il tenait, par exemple, l'intuition sensible pour « le critère de la vérité », c'est parce qu'il croyait que... ... l'intuition sensible laisse les objets dans leur liberté illimitée (sic) tandis que la pensée leur impose des lois qui ne sont que trop souvent despotiques 9 • On éprouve un sentiment de gêne devant de telles sottises : elles n'en éclairent pas moins la vraie nature des « exploits » philosophiques que le jeune Marx attribuait en 1844 à Feuerbach. Il le louait alors d'avoir montré que « l'intuition sensible doit être à la base de toute science », mais s'il découvre maintenant que l'humanisme feuerbachien ampute l'homme de son « côté actif », Marx ne songe nullement à rétablir la 8. Hegel : Jenenser Rtalpluïosophic, 1932, I, 214. 9. Grunds(itze der J>l,i/osophiedtr Z11kunft, § 48.
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