Le Contrat Social - anno VI - n. 1 - gen.-feb. 1962

44 sans danger et que la pensée de Marx a joué plus d'un mauvais tour à ses commentateurs. A Staline, par exemple, lorsqu'il affirme : A propos du problème de la matière et de la pensée, Marx écrit : « On ne saurait séparer la pensée de la matière pensante. Cette matière est le substratum de tous les changements » 4 ... Ainsi Marx prend figure de matérialiste métaphysique et de précurseur de son «plus génial disciple». Or, à regarder de plus près cette phrase sur la pensée et la «matière pensante», on voit qu'elle n'exprime nullement une opinion personnelle : elle est extraite d'une page de La Sainte Famille où Marx fait un bref historique du matérialisme anglais et expose en particulier le matérialisme « antihumain » de Hobbes 6 • On ne voit pas comment le « coryphée de la science» a pu faire de Marx un disciple de Hobbes et de Hobbes un fondateur du «matérialisme dialectique »••• Il faut donc lire attentivement les textes (rarissimes) où Marx expose ses idées «matérialistes » et tâcher d'y voir autre chose que de simples taches d'encre dont l'unique destination serait de déclencher des projections et des rêveries inconsistantes. On s'excuse presque de rappeler ces banalités. _ Plus on parle de Marx et moins on le lit. Peu de textes sont aussi célèbres que les Thèsessur Feuerbach, mais à lire les interprétations dont on les a affublées, on a l'impression que Marx en est réduit au rôle de prête-nom, derrière lequel chacun peut se cacher pour donner une apparence de légitimité «de gauche » à ses propres opinions ou à la dernière philosophie à la mode. Les représentations confuses qui se rattachent au concept fondamental de praxis en font foi. Mythologie de la praxis Graeca sunt, non leguntur : c'est ce qu'on est tenté de_ penser lorsque l'on compare l'idée marxienne _de praxis avec les interprétations occultes qu'elle a suggérées par exemple à M. Merleau-Ponty dans ses différents ouvrages. Chez Marx, dit-il, l'histoire ... ...n'est plus seulement l'ordre du fait ou du réel auquel la philosophie viendrait conférer, avec la rationalité, le µroit à l'existence ; elle est le milieu où se forme tout sens et en particulier le sens conceptuel ou philosophique dans ce qu'il a de légitime. Ce que Marx appelle praxis, c'est le sens qui se dessine spontanément dans l'entrecroisement des actions par lesquelles l'homme organise ses rapports avec la· nature et avec les autres 8 • 4. Staline : « Le matérialisme dialectique et historique »., in Questions du léninisme, Paris 1947, II, 244. 5. HF, p. 259. 6. M. Merleau-Ponty: Elogede la philosophie, 1953, p. 41. Est-ce vraiment Hegel qui est visé à travers cette allusion ? On s'en étonnerait, car ce qu'ôn pourrait lui reprocher, ce serait plutôt sa foi « inconditionnelle » dans la rationalité de l'événement. Biblioteca Gin·o Bianco DÉBATS ET RECHERCHES On se demande pourquoi Marx appelait praxis et non pas « noème », ou plus dialectiquement « dianoème », cette « activité matérielle-sensible » qu'il tenait pour « le fondement du monde sensible ». On voudrait savoir où il a parlé de la genèse « spontanée » du « sens conceptuel ou philosophique», et s'il s'est jamais soucié de connaître ce que ce sens a de « légitime ». Tout cela est dû en partie au halo mystique qui enveloppe ·l'œuvre de Marx, en partie aussi à l'habitude qu'a M. Merleau-Ponty de ne pas indiquer clairement si la pensée qu'il analyse est de lui ou si elle appartient à Marx, ce qui ne va pas sans augmenter la confusion. Ce défaut s'accuse davantage dans Les À'Ventures de la dialectique, où le concept de praxis est serré de plus près, bien que par le truchement des commentaires de Lukacs que M. MerleauPonty n'hésite pas à incorporer dans les textes canoniques. S'il n'est plus question de « sens philosophique » dans ce livre désabusé, la référence, explicite cette fois, aux ThèsessurFeuerbach ne fait qu'aggraver notre malaise devant les exégèses de l'auteur. En effet, il reproche simultanément à Sartre de ne pas comprendre que cc les Thèses sur Feuerbach emploient le terme praxis pour désigner une activité immanente à l'objet de l'histoire » (p. 178), ce qui est manifestement inexact, et à Engels de réduire cette même praxis à l'industrie et à l'expérimentation, et de « ne voir que ce que Marx appelle " la vulgaire et judaïque forme phénoménale ,, de la praxis» (p. 67), ce qui l'incite à proposer une définition «dialectique-philosophique» de la praxis qui « serait à peu près» celle-ci : ...le principe extérieur d'activité, le projet global qui soutient et anime les productions et les actions d'une classe, qui dessine pour elle une image du monde et de ses tâches dans le monde et qui, compte tenu des conditions extérieures, lui assigne une histoire (p. 67). Pourtant il n'est nullement question de «projet global», ni d' cc images du monde», dans les Thèses sur Feuerbach et plus généralement dans l'œuvre de Marx. Ces considérations seraient mieux à' leur place dans une étude sur la méthodologie de Max Weber. C'est ce qui ressort d'ailleurs de la définition que propose M. Merleau-Ponty de ce « projet global», qu'il a fort précipitamment identifié avec la praxis selon Marx. Il est présenté comme... •..la parenté d'une idéologie, d'une technique., d'un mouvement des forces productives, chacun entraînant l'autre et en recevant appui, chacun à son heure jouant un rôle dir~cteur qui n'est jamais exclusif (sic), tous ensemble produisant une phase qualifiée du devenir social (p. 68). Ces réflexions ont en soi la plus grande valeur, mais le terme même de «parenté» qu'emploie M. Merleau-Ponty est de pure souche wébérienne : on voit mal la légitimité d'une interpré-

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