42 · On demandera comment l'ouvriérisme peut coexister, dans un même esprit, au même moment, avec l'aristocratisme intellectuel autoritaire, le platonisme politique, si l'on veut. Cette coexistence n'est pas d'ordre «logique ». Contrairement à la légende qui veut qu'ils soient toujours capables de penser clairement et distinctement, puisque c'est là leur métier, les intellectuels sont peutêtre plus portés à la confusion d'esprit que l~s autres citoyens. Excès de richesse, dira-t-on charitablement; charité fondée lorsqu'il s'agit de Heidegger. Puisque le motif de son engagem~nt momentané ne se trouve pas dans sa propre philosophie, nous sommes successivement remonté aux sources communes hégélienne, fichtéenne, platonicienne et pseudo-marxienne, sans pouvoir pour autant effectuer le dosage. La circonstance faisant légitimement horreur aux penseurs « engagés», ne célons pas que notre objet consiste à les inviter à se contempler en ce miroir afin d'identifier quelques-uns de leurs traits. Pourquoi s'acharner encore en 1961 contre le solitaire de la Forêt-Noire en lui tenant rigueur de ce qui remonte à 1933 ? C'est le seul philosophe allemand important 9ui se s?it pronon<:_é à l'époque en faveur du nazisme, mais on connait d'autres exemples, historiques ou contemporains, de penseurs vilainement ou malencontreusement· engagés. On s'étonne que l'Allemagne, militairement et politiquement vaincue, ait été, en son œuvre, philosophiquement victorieuse, en France du moins. Mais à qui la faute ? Si l'écolier limosin jargonne allemand en français, qu'on s'en prenne aux maîtres qui se sont chargés directement de le former. Certains estiment que la place tenue par Heidegger dans le verbiage ou dans l'esprit serait plus dignement occupée par Georg Lukacs, penseur bourgeois de proven8!1ce hégé: lienne, tard venu au mouvement ouvrier et qui aurait aimé être le philosophe du léninisme et même du stalinisme. Mais si Lukacs n'est jamais parvenu à se faire estampiller par ceux auxquels il avait proposé ses s~rvices, Heidegge,.rn'x ~St pour rien. Et M. Lucien Goldman prete a rire lorsqu'il suggèr~ que. l'auteur de Sei11;u~ Zeit aurait emprunte audit Lukacs les prmcipes de Biblioteca Gin·o Bianco DÉBATS ET RECHERCHES sa philosophie 6 • On reproc~e encore à H~ideg: ger de traduire le grec ancien avec une liberte égale à cel!e de ~- F3;ye tra~uisant l'allema~d; Mais le talion n'a Jamais passe pour un procede de discussion philosophique. A la fin, que lui veut-on ? Nous craignons de le comprendre : on lui reproche moins de s' ê~e un jour engagé que d'avoir donné par la s-wte l'exemple du mauvais désengagement. C'est ainsi que M. Faye, dans son. exorde, es~me utile d'.Y revenir parce que, depws 1~34, Heidegger, poµtiquement, s'est« tu». Il devait rompre son premi~r engagement, bien sûr, puisque la cause était perdue. Mais le moyen le plus efficacede se désengager, en pareille circonstance, consiste à se rengager dans un autre sens. Si le philosophe qui avait salué Hitler avait au moins eu, après la défaite allemande, quelques fortes paroles en faveur de Staline, il est vraisemblable qu'on ne songerait plus à lui faire grief de sa première aventure. Après la démausolisation, il lui aurait été loisible de contracter encore un autre engagement. Parce qu'il se serait beaucoup engagé, il lui aurait été beaucoup pardonné. Mais son crime est inexpiable : le philosophe qui nous a gratifiés de la notion d' « historicité » ne comprend pas l'histoire. Aimez-vous l'histoire, on en a mis partout : la petite assaisonne la grande. Mais écoutons plutôt, pour terminer, une autre voix : «Et, particulièrement, je mettais entre les excès toutes les prom'esses par lesquelles on retranche quelque chose de sa liberté. » Le motif est clairement indiqué : « ... à cause que je ne voyais au monde aucune chose qui demeurât toujours en même état, et que, pour mon particulier, je me promettais de perfectionner de plus en plus mes,jugements, et non point de les rendre pires ... » (Descartes : Discours de la méthode, 3e partie). Autrement dit, le serviteur de l'esprit, s'il a le droit et parfois le devoir d'intervenir dans les affaires du siècle, fera mieux de ne pas s'y «engager». AIMÉ PATRI. 6. Médiations, n° 3, p. 169. ,
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