40 de compter les morts. La méprise du précurseur pourrait expliquer celle du successeur. S'il fallait toujours prévoir, on ne s'« engagerait » jamais, dira une étourdie. Le Weltgeist est un malin génie : celui qu'il inspire pense être Prométhée alors qu'il n'est qu'Epiméthée ... Remontant le cours de la philosophie classique allemande, il serait peut-être plus équitable de songer que Heidegger, s'adressant à la jeunesse étudiante, croyait rééditer l'exploit de Fichte exhortant la nation allemande plutôt que celui de Hegel saluant Napoléon. Du Weltgeist, Esprit du monde qui se situe toujours du côté du vainqueur, distinguons le Volksgeist, esprit d'un peuple qui, à un moment donné, peut aller résolument à contre-courant. Humainement, sinon philosophiquement, le Volksgeist, avec une moindre prétention à l'universalité objective, paraît plus estimable que le Weltgeist parce qu'il invite éventuellement à la résistance plutôt qu'à la collaboration. Indéniablement, le Volksgeist inspirait Fichte. Il n'y a pas lieu de rejeter les apparences en supposant que Heidegger n'écoutait pas son appel lorsqu'il exaltait devant ses étudiants le sacrifice d'A. L. Schlageter, fusillé en 1923 par les autorités françaises d'occupation. Mais c'était dix ans plus tard, alors précisément que le Weltgeist venait de signaler rétrospectivement que le malheureux s'était trouvé du bon côté. En 1933, l'Allemagne était encore le vaincu de la dernière guerre, mais faisait déjà figure de vainqueur sur la scène politique mondiale. Pouvait-on dire sans équivoque que la cause du vainqueur ayant plu aux dieux, celle du vaincu plaisait au philosophe? Il n'est pas toujours aisé de distinguer l'appel du Volksgeist de celui du Weltgeist. D'ailleurs, selon la philosophie hégélienne, c'est toujours un Volksgeist qui, à un moment donné, exerce la fonction de Weltgeist. Le malheur, pour ceux qui se sont « engagés », c'est que le Weltgeist présente de multiples incarnations successives. Son vol est tournoyant. Les philosophes de l'histoire n'ont pas encore découvert la recette qui leur permettrait de prévoir les « tournants ». Qu'il soit inspiré par le Weltgeist où par le Volksgeist, le philosophe risque d'abandonner sa fonction de maître de sagesse pour devenir le serviteur des passions temporelles qu'il excite et qu'il propage : à la philosophie il substitue la philopathie. Dans l'allocution de Heidegger à la mémoire d'A. L. Schlageter, il n'y a plus une once de philosophie au sens traditionnel. On serait ·tenté de parler d'un «déshonneur des philosophes», symétrique au « déshonneur des poètes» stigma- ·tisé par le regretté Benjamin Péret pendant la deuxième guerre mondiale. Et de façon beaucoup moins discutable. Les auteurs du recueil clandestin intitulé L' Honneur des poètes, auquel Péret, qui n'était ni un pétainiste ni un collaborateur, reprochait un indécent «patrouillotisme », pouvaient faire valoir, en tant que. poètes, un certain droit à la philopathie. Mais les philosophes ? Pendant l'entre-deux-guerres et à la lumière de BibliotecaG-inoBianco DÉBATS ET RECHERCHES la première, ce « déshonneur des philosophes » avait été dénoncé en France par Julien Benda comme «la trahison des clercs». Après la Libération, la ci-devant «trahison des clercs » a été appelée «engagement » : ce n'était plus un vice, mais une vertu que !'écrivain, le penseur étaient sommés de .cultiver. Benda lui-mêmç y souscrivit. Mais s'il convient en 1961 de flétrir la trahison commise en 1933 par le clerc Martin Heidegger, il serait opportun de remonter au principe et d'en étendre les conséquences. Etant admis que, non moins que la mémoire du tyran Hitler, celle du tyran Staline a plusieurs titres à l'exécration, on conviera tous ceux qui depuis la Libération ont, pour raison d' « engagement », soutenu ouvertement ou sournoisement la cause du stalinisme, à former une vaillante cohorte. De cette cohorte, quelqu'un osera-t-il se détacher pour lancer la première pierre ? MAIS la rencontre du philosophe et du tyran a des sources plus anciennes que le natio- .· nalisme fichtéen ou l'historicisme hégélien. On évoquera Platon à la cour de Denys, Voltaire chez Frédéric. L'honneur du philosophe est que cela finisse mal, même lorsque le philosophe, comme Voltaire, est un simple littérateur. Il demeure intéressant de savoir d'où vient la séduction exercée par le tyran sur le philosophe. Le philosophe est un homme de pensée, le tyran un homme d'action. Le philosophe, qui voit bien que le tyran manque de sagesse, s'estime personnellement mutilé d'une certaine manière : à ses idées manque l'efficacité. De la rencontre pourrait naître un merveilleux enfant qui joindrait les vertus du père à celles de la mère : si le philosophe parvenait à se faire écouter du tyran, ses idées pourraient s'incarner, ses projets se réaliser. L'erreur est de ne pas prévoir l'autre éventualité : les vices pourraient s'ajouter ou l'un d'eux prédominer, le produit n'être pas beau. En faisant la somme des probabilités, on voit que la plus grande est de ce côté. Tout est bien qui finit mal, si le tyran chasse le philosophe en lui reprochant d'avoir voulu se servir de lui, au lieu de le servir. # Mais si le philosophe, pour rester, consent à servir le tyran, c'est alors qu'il «trahit», parce que, au sens le plus vil, il s'est «engagé». La trahison est éclatante lorsqu'on voit le philosophe faire l'éloge des vertus caractéristiques du tyran, abjurer les siennes propres en proclamant qu'il n'est pas d'autre solution aux problèmes humains que le recotfrs à la violence, appeler cela « dialectique ». Mais ce n'est pas, à notre connaissance, Heidegger qui s'est rendu coupable de ce péché. La réminiscence platonicienne ne nous égare pas tellement : dans la proclamation rectorale du 27 mai 1933, on retrouve la célèbre tripartition des fonctions de la société de la République : service du travail, service militaire, service du
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