Le Contrat Social - anno V - n. 6 - nov.-dic. 1961

QUELQUES LIVRES des intérêts privés, ce qui définit la conception propre au libéralisme économique : réduit à sa plus simple expression de police et d'armée, l'Etat n'a plus dès lors d'autre mission que celle de protéger, au-dedans comme au-dehors, les intérêts particuliers des personnes privées - et surtout on lui demandera de ne pas coûter trop cher. De cette conception manchestérienne de l'État, dont il est bien connu que Saint-Simon et Marx ont retenu quelque chose, même s'ils l'ont tirée dans le sens où, « dialectiquement », les extrêmes se touchent, H. Arendt estime qu'elle amorce le déclin de la politique, au sens antique, cela s'entend. Se rejettera-t-on vers la conception médiévale du « bien commun » soutenue par les théologiens et que les théoriciens antilibéraux voudraient souvent remettre en honneur? On peut douter que le bien commun soit la même chose que l'intérêt public, au sens républicain antique. Cette notion de bien commun ne signifiet-elle pas que les affaires publiques doivent être gérée9" par le Prince en « bon père de famille », comme il ferait de ses affaires privées, la société étant conçue à l'image de la famille? On peut encore se demander, avec l'auteur, si la « société » est bien la même chose que la « cité »et si Cicéron était fondé à exprimer en termes de simple sociabilité la conception aristotélicienne de l' «animal politique ». Le bien commun, c'est toujours, quoique en un autre sens que celui du libéralisme, l'Etat au service de la société. L'auteur découvre d'ailleurs d'étranges synthèses en admettant qu'au fond de la théorie du libéralisme économique elle-même est caché un «postulat communiste» prétendant assurer la sauvegarde du bien commun : les théoriciens classiques ne supposent-ils pas que chacun, œuvrant dans son intérêt particulier, conformément aux lois du marché, travaille à son insu dans l'intérêt général? Remarquons que de cette conception providentialiste de l'harmonie générale des intérêts, Hegel, dans ses considérations sur Adam Smith, a tiré sa notion de la « ruse de la Raison » dont on ccnnaîtra plus tard les applications marxistes. Et maintenant, où en sommes-nous? Il est bien évident que le Welfare State, espèce de Frovidence paternaliste, chargé de distribuer le bien-être à ses membres, fût-ce au prix de leur liberté comme lorsqu'il les emprisonne dans les réglementations administratives, s'inspire d'une conception plus proche de celle du bien commun que de la simple « police » manchestérienne. D'autre part, s'inspirant d'une intuition saintsimonienne, Marx et Engels ont prophétisé - pour le lendemain de la révolution·communiste - le « dépérissement de l'Etat » par voie de substitution de l' cc administration des choses » au « gouvernement des hommes ». Synthétisant le fait et la conception, H. Arendt estime que le dépérissement de l'Etat est effectivement la tendance des sociétés contemporaines, tendance qu'on peut même observer - qu'on peut surtout Biblioteca Gino Bianco 365 observer - en dehors du champ d'application des théories marxistes. Eu égard à la théorie, c'est judicieusement que l'auteur se demande si ce dépérissement de l'Etat peut se confondre, comme le croyaient Marx et Engels, avec l'avènement d'un « règne de la liberté». La réponse, conforme à l'esprit de la cité antique (au sens des observations d'Aristote, non de l'utopie platonicienne), ne saurait être que négative : l'administration des choses substituée au gouvernement des hommes, ce serait le despotisme familial étendu à la cité. Ce que semble corroborer l'observation, sans qu'il soit utile de se référer aux mœurs staliniennes et en s'en tenant à l'évolution des sociétés occidentales, de plus en plus réglementées, même lorsqu'elles continuent à se réclamer de la «libre entreprise ». C'est ce qui fait apparaître l'équivoque de la notion. Il est impossible de méconnaître certain fond de- vérité dans l'assertion de Staline, selon qui le chemin du dépérissement de l'Etat est celui de l'élargissement sans limites de ses prérogatives. Grenouille qui se fait bœuf pour éclater, mais sans bruit ... Nous ne connaissons malheureusement que par ouï-dire la thèse d'H. Arendt sur le totalitarisme et ne pouvons en discuter présentement. Revenant à l'Antiquité, on doit observer qu'Aristote a distingué de la praxis la poiêsis, au moins dans sa classification des sciences, où l'on sépare ce qui est «théorique» de ce qui est «practique » et de ce qui est << poiétique », mais sans qu'une vie poiétique figure parmi les suggestions proposées au choix de l'homme libre : si les mathématiques sont théoriques, la morale et la politique practiques, l'architecture par exemple est poiétique. Le poietes grec peut être aussi bien le poète (celui qui a fait le chant, par opposition au chanteur ou aède) que l'artiste en général, ou simplement l'artisan qui livre ses produits au public. Au sujet de l'artisan, et même de l'artiste, une hésitation caractéristique porte sur le point de savoir s'il faut ou non l'admettre au rang de citoyen, bien que ce soit un homme libre. Mais cet homme libre a une occupation qui n'est pas de caractère proprement « politique », fatigue son corps à des exercices qui ne sont pas d'ordre sportif et se soucie de son gain privé plutôt que de l'intérêt public. L'homme libre véritable, le citoyen, en dehors de la part qu'il prend à l'administration d'un domaine dont il ne vend pas les produits, ne s'occupe que de politique ; c'est pourquoi il doit être déchargé du souci de la vie matérielle : il parle et il agit, mais afir ( pratein) n'est pas faire ( poiein). Faire, c est fabriquer un objet, tirer une forme de la matière, tandis que de l'action, qu'elle réussisse ou qu'elle échoue, on ne récolte que de la gloire et des réactions, lesquelles sont indéfiniment d'autres actions qui continuent l'histoire. H. Arendt remarque que la déconsidération relative dont le poietes est affli$é chez les Grecs n'entraîne nullement le mépris de la poi2sis : le paradoxe réside en ceci qu'on admire sans

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