Le Contrat Social - anno V - n. 6 - nov.-dic. 1961

364 que nous, modernes, sommes en train de faire de ce qui pouvait leur correspondre. La theôria, c'est la contemplation, que les philosophes grecs plaçaient au rang le plus élevé dans la hiérarchie des modes de vie qui s'offrent au choix de l'homme libre, rang si élevé qu'on pourrait douter qu'il appartienne à la condition ~umaine ordinaire : le sage e~t un vivant qui se situe entre l'homme et le dieu. La theôria des Grecs n'est pas simplement ce que nous entendons par «pe1:1s~»~, dans la mesure où c'est pour nous une activ1te de recherche plutôt qu'un repos, une possession. A notre «pensée », ou plus exactement «pensée discursive», correspondrait ce qu'ils appelaient dianoïa, la dianoïa étant dans la perspective ancienne subordonnée à la theôria, qui est sa fin. Notre Moyen Age paraît avoir conservé la primauté de la theôria, mais en lui donnant une signification religieuse plutôt que philosophique, et en l'opposant en bloc à toutes les autres formes d'occupation humaine, source de _not;e opposition entre .t~éorie et pratique. Mais evoquer cette ·opposition moderne avec l'import péjoratif volontiers attaché à la «théorie », correspondant à la question souvent malicieusement posée, dans l'intervalle, de savoir à quoi servent les ordres contemplatifs, témoigne du renversement qui s'est produit, à tout le moins dans la hiérarchie des appréciations. Pour l'auteur, tout se passe comme si, non seulement l'homme moderne ordinaire, mais encore le spécialiste de la science expérimentale moderne, ne croyaient plus à la theôria - ce qui est peut-être discutable, car tout savant moderne n'est pas positiviste. Mais il est de fait qu'il ne se trouve plus guère, dans l'usage courant, que des personnes de culture germanique pour évoquer élogieusement leur condition «théorétique». Ceux qui se croient malins, de l'épicier au laborantin, n'ont cure aujourd'hui des « théoréticiens », en quoi ils ont tort. La praxis, au sens aristotélicien, doit être entend~e de manière beaucoup plus étroite que la pratique que nous aimons opposer à la théorie. Pour Aristote, les sciences «practiques » sont la Morale et la Politique, et principalement la Politique dont la Morale individuelle n'est pour les philosophes grecs antérieurs au stoïcisme et à l'épicurisme que l'antichambre, eu égard au fait qu'avant la décomposition des cités et l'avènement des empires, le bien de la cité est toujours considéré comme supérieur à celui de l'individu (sauf lorsque celui-ci accède à la theôria). Aristote identifie à la « vie politique » la vie pratique, qu'il met au second rang des occupations dignes d'un homme libre. C'est donc la cité antique qu'il faut interroger pour savoir ce que c'est. La cité grecque (sinon la cité romaine, laquelle a inspiré plus particulièrement la thèse célèbre de Fustel de Coulanges) n'est pas simple-- ment une extension de la famille, mais le pôle opposé à celui de la famille, le domaine du public par opposition à celui du privé. Selon Aristote, iblioteca Gino Bianco , LE CONTRAT. SOCIAL tandis· que le despotisme peut et doit régner d~ns la famille (le despotes grec est le propriétaire chef de famille), la liberté et l'égalité sont l'apanage des relations humaines à l'intérieur de la cité. Le despote familial commande à ses esclaves, à sa femme et à ses enfants, mais les citoyens n'obéissent qu'à la loi, qui est impersonnelle et la même pour tous. Et pourtant la condition nécessaire pour être citoyen est d'abord d'être maître chez soi, de telle sorte que la famille est l'infrastructure ombreuse d'où émerge tout ce qui s'accomplit au grand jour de la cité. Telle est la différence entre l' «économique» et le « politique » : est économique ce qui a trait au gouvernement de la maison, des choses ou des biens, la croissance naturelle des humains n'en consti~uant qu'un cas particulier ; est politique ce qui concerne le gouvernement des hommes, c'est-à-dire, au sens premier du verbe grec ,. archein, ce qu'on entreprend en dehors de la routine, des jours, des nuits et des saisons, tout ce qui, étant extraordinaire, permet de se distinguer, et partant de se faire célébrer. H. .àrendt remarque que c'est moins l'élaboration des lois communes, laquelle pouvait à la rigueur être confiée à un étranger, qui fait la «politique», au sens antique, que le haut fait et la grande parole. La cité est le théâtre des relations humaines en tant que celles-ci se distinguent des relations entre les hommes et les choses, ou des relations humaines simplement biologiques, qui prennent alors allure de relations avec les choses. De là aussi le paradoxe d'une expression comme celle d' « économie politique » : pour un ancien Grec, c'eût été sans doute marier l'eau avec le feu, le privé avec le public. Au sens défini par le libéralisme moderne, on pourrait dire que le domaine de l'économie politique est celui de tout ce qui, paraissant en public (admettant la publicité du marché), reste cependant du ressort des intérêts privés. Avec l'institution du marché, les intérêts privés se constituent un domaine public qui leur est propre, domaine bien distinct de celui des affaires de la cité, de l'Etat ou de la République. Théoriquement, l'homo politicus ou · citoyen est entièrement dévoué à l'intérêt général, lequel ne se confond pas avec la somme des intérêts particuliers, tandis que l'homo œconomicus, celui qui paraît sur le marché, n'est mû que par son intérêt privé, familial ou personnel. Même si la place du marché (forum, agora) n'est pas matériellement distincte de l'endroit où l'on débat les affaires publiques, l'objet n'est pas le même: l'assemblée populaire ne réunit que des personnes, alors qu'au marché les personnes s'effacent'derrière les choses offertes et demandées. Dans la cité antique, dans la cité grecque surtout, il n'entre rien de matériel, pas même le territoire ; tout en admettant la notion d'un ager publicus, les Romains ont maintenu la distinction entre la cité ( civitas) et la ville ( urbs). Cette dichotomie rigoureuse commence à s'effacer lorsqu'on admet que l'intérêt public pourrait n'être que la somme

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