K. PAPAIOANNOU de la nature il n'y a rien et l'histoire elle-même « est une partie de l'histoire naturelle » 33 • Le véritable sujet (hypo-kei,menon) de l'histoire humaine est la nature : si chez Hegel l'histoire est le processus par lequel la substance devient sujet, pour Marx elle est « le devenir de la nature en homme» : das Werden der Natur zum Menschen 34 , ou « le devenir de la nature pour l'homme» : das Werden der Natur für den Menschen 36 • On pense à la formule christologique du Cusain : Darum musste Gott Mensch werden, damit auf dieser Weise alles zur Vollendung gelangte (« C'est pourquoi Dieu devait devenir homme, pour que de cette façon tout atteignît à la perfection») ... On est loin du spinozisme du Sturm und Drang. La vie de la nature n'est pas le fleuve hégélien « auquel est indifférente la nature des roues qu'il fait tourner». Au contraire, du moins dans les fabulations feuerbachiennes du jeune Marx, la nature a une « essence humaine» et aspire à devenir «pour l'homme » et à lui servir de piédestal. La nature veut s'accomplir dans l'homme - et cela au moyen de l'industrie. Car l'industrie n'est pas . seulement l'accomplissement de la vocation essentielle ou de l' «essence naturelle » de l'homme ; elle représente aussi l'épanouissement des rapports intimes que la nature entretient avec l'homme: l'industrie, dit énergiquement Marx, est «la relation historique de la nature à l'homme » 36 et le communisme qu'elle rendra inévitable sera « la réalisation complète de l' humanisme de la nature » 37 ••• La nature « humaniste »... A anthropormorphiser ainsi la nature, le jeune Marx veut montrer avec toute la force de sa conviction feuerbachienne que loin de relever d'une finalité purement et exclusivement humaine, ce qui laisserait supposer que l'homme est un être situé en dehors et au-dessus de la nature, l'industrie doit être saisie comme l'accomplissement d'une téléologie immanente à la nature. Hegel avait parlé de la « bonté de l'Absolu » qui a choisi l'homme comme vase terrestre, et la « grande action » de Feuerbach avait été de mettre la nature à la place de l' Absolu hégélien. La « grande action » que Marx accomplit à son tour en 1844 fut de corriger le naturalisme historique de Feuerbach en lui ajoutant la dimension historique et technicienne. L'essence de la nature est «humaine» ; la nature est « humaniste». Rien d'humain ne lui est étranger; elle n'est pas indifférente à l'homme, mais elle se rapporte à lui au moyen du levier d'Archimède, des roues de la machine de Marly, des rails des chemins de fer. Comme dirait le personnage que Giordano Bruno met en scène dans la Cena de le Ceneri, « elle a du plaisir quand on lui creuse 33. NPh, p. 194 (VI, 36). 34. Loc. cit. 3S· NPh, p. 198 (VI, 40). 36. Ibid., p. 193 (VI, 35). 37. Ibid., p. 184 (VI, 26). Biblioteca Gino Bianco 339 des grottes et des cavernes dans le dos» ... Plus encore : c'est dans les fumées des cheminées d'usines que ses intentions les plus intimes prennent corps, que sa vocation humaniste s'accomplit : Marx n'a-t-il pas défini le communisme de l'avenir superindustrialisé comme la « résurrection de la nature» 38 ? L' « autocritique » de Marx ON IMAGINE sans peine avec quel soulagement Marx a dû se débarrasser, dès 1845,de ce verbiage. Synthèse sommaire et contradictoire en soi du naturalisme feuerbachien et de l'historicisme hégélien, le « naturalisme ou humanisme achevé » devait disparaître dès que Marx fut parvenu à une claire conscience de sa pensée. Dans les Thèses sur Feuerbach, la nature perd ses attributs anthropomorphes et prend un sens nettement négatif ; dans L'I déologie allemande, les termes Natur et Naturwüchsigkeit seront synonymes d'aliénation et Marx ira jusqu'à louer la civilisation de l'argent d'avoir dissous toutes les données naturelles de l'existence sociale. Aussi le communisme recevra-t-il pour mission de supprimer tout ce qui est d'origine naturelle ( naturwüchsig) dans les relations humaines, depuis la division du travail et jusqu'au langage lui-même... A partir de Misère de la Philosophie, l'industrie se ramène à sa dimension humaine, trop humaine; elle n'est plus célébrée ni comme expression de l' « humanisme de la nature » ni comme « révélation exotérique des forces essentielles de l'homme» 39 : elle se définit bien prosaïquement comme « le mode d'action de l'homme contre la nature» 40 • De même, il n'est plus question de fusion entre la nature et l'histoire : les deux domaines sont rigoureusement distingués et, comme pour prendre congé de la métaphysique naïve de sa jeunesse, Marx se plaît à citer Vico disant que « l'histoire de l'homme se distingue de l'histoire de la nature en ce que nous avons fait celle-là et non celle-ci» 41 • 38. Ibid. 39. Ibid., p. 193 (VI, 35). 40. K., I, 389 (II, 59). 41. Ibid., Pour donner une idée de la manière dont on lit Marx aujourd'hui, citons M. Merleau-Ponty reprochant à la « dialectique matérialiste » des écrits de maturité de Marx de confondre nature et histoire et lui opposant la « dialectique philosophique » de sa jeunesse : « Les deux domaines ne sont pas même distingués, dit-il. Marx parle, à propos de Darwin d'une " histoire de la nature " ... » (Les Aventures de la dialectique, 1955, p. 85). C'est le contraire qui est vrai. La dialectique matérialiste, dit encore M. Merleau-Ponty, • transporte dans la nature les façons d'être de l'homme : c'est exactement de la magie » (p. 87). Que dire alors du jeune Marx qui anthropomorphisait la nature au point de lui prêter ses propres conceptions humanistes, techniciennes et communistes ? Mais le procès intenté par M. Merleau-Ponty à la fantastique « dialectique matérialiste • qu'il attribue à Marx, va beaucoup plus loin. « Elle ne sépare pas, dit-il, la collectivisation et la planification du pouvoir du prolétariat, elle ne veut pas choisir entre eux (sic), elle n'admet pas qu'on les suppose en conflit • (p. 114). Il la
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