Débats et rechei·ches LA FONDATION DU MARXISME 1 par Kostas Papaioannou I Ontologie des forces productives HENRI BERGSON disait que tout système philosophique se ramène à une intuition fondamentale que le philosophe n'a fait ensuite que développer de façons diverses en l'appliquant à une multitude de cas particuliers. Cette observation paraît remarquablement juste en ce qui concerne Marx, et le centre de perspective de sa doctrine est incontestablement constitué par l'idée des « forces productives ». Mais que Marx voulait-il signifier par ces forces productives ? Force est de constater que ce concept fondamental demeurerait à jamais chargé d'une puissance de suggestion confuse, génératrice de significations occultes et d'interprétations mythologiques si la découverte, relativement récente, des œuvres de jeunesse de Marx ne nous permettait d'apercevoir l'idée philosophique qui lui sert de fondement. Nous savons maintenant que la doctrine qui érige les forces productives au rang d'un démiurge 1. Première partie d'un essai paru en 1956 dans la Revista mexicana de literatura (n°8 4, 5 et 6, pp. 356-377, 467-485 et 636-658) sous le titre Marx y la soberania de la industria. Ensayo acerca de los fundamentos del marxismo (« Marx et la souveraineté de l'industrie. Essai sur les fondements du marxisme »), trad. par Victor Alba. Au texte original ont été ajoutés ici le paragraphe sur Feuerbach ainsi que les paragraphes concernant l' cc autocritique " de Marx. Sig/a : L'édition Riazanov des œuvres complètes de Marx et d'Engels (Marx-Engels Gesamtausgabe) étant inaccessible, nous renvoyons aux éditions suivantes des écrits de jeunesse de Marx et d'Engcls : Marx : Nationalokonomie und Philosophie (les manuscrits parisiens de 1844); éd. Kiepenheuer, 1950. Titre abrégé: NPh. Marx-Engels : Die Heilige Familie, 1845; éd. Dietz, 1953. Titre abrégé : HF. Marx-Engels : Die Deutsche Ideologie, 1846; éd. Dictz, 1953. Titre abrégé : DI. Les chiffres latins et arabes entre parenthèses renvoient au volume et à la page de la traduction Molitor des Œuvres philo1ophique1, traduction bourrée d'erreurs et de contresens que nous n'employons ici qu'à titre purement indicatif. Biblioteca Gino Bianco de l'histoire ne peut être réduite à quelques formules économiques ou sociologiques. Il est clair désormais que ces formules recouvrent une origine qui n'est pas purement économique ou sociologique. Dans la mesure où nous sommes à même de reconstituer sa biographie spirituelle, nous apercevons derrière le langage de Marx économiste, sociologue et théoricien du prolétariat, un contenu de pensée qui a exigé une certaine élaboration philosophique, une vision du monde qui déborde largement le domaine de la théorie économique et sociale. Car ces forces productives dont le développement forme, dans la conception dite matérialiste de l'histoire, la trame du devenir universel ne sont pas pour Marx des forces purement économiques, partielles par nature : elles sont les « forces essentielles » mêmes de l'homme, et il s'agit de les reconnaître pour telles~ C'est dire qu'avant d'être une interprétation économique de l'histoire, le marxisme est essentiellement une philosophie dont le propos est de définir le statut, pour ainsi dire ontologique, de la vie productive de l'homme, de mettre en évidence le fait premier que l'activité économique n'est pas pour l'homme quelque chose d'extérieur, mais l'essence même de son être. La souveraineté des forces productives que postule le matérialisme historique ne vient pas couronner des recherches concrètes et en systématiser le résultat, mais elle traduit dans le langage de la sociologie des préoccupations axiologiques, voire sotériologiques, antérieures et extérieures, sinon étrangères, à la science proprement dite. Bref, la prédominance de l'économie, la priorité de la technique, l'idée exclusive que Marx se fait de l'industrie ne tiennent pas à un simple primat causal, nécessairement contestable. Les propositions fondamentales de la sociologie marxienne ,
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