Le Contrat Social - anno V - n. 6 - nov.-dic. 1961

L. EMBRY de Hitler, de Khrouchtchev ou de Castro, l'installation dans le paroxysme et l'ivresse. Sans doute n'est-il pas au pouvoir d'une cohue vociférante de se maintenir très longtemps au maximum de la tension; la vague retombe par son ·propre poids dès l'instant que les défenseurs de l'ordre ne s'abandonnent pas - et l'on a vu l'an dernier à Tokyo comment un ministre énergique résiste sans violence inutile, et d'ailleurs impossible, à un déferlement de fureur qui paraissait devoir rompre toutes les digues. Aussi bien, ce ne sont pas les foules gui font les révolutions ; mais elles créent le climat orageux, la confusion grisante que mettent à profit les cadres et les états-majors de la subversion. La masse n'a plus qu'à se persuader qu'elle a fait ce qu'elle voulait ; on l'y aide en multipliant les révérences à l'égard du peuple, ce peuple mythique qui cautionne les nouveautés les plus contradictoires et les plus inattendues. LA RÉVOLUTION a triomphé ; se penchant sur l'aventure cubaine, que naturellement il glorifiait, M. Sartre opinait sans vergogne que la révolution est un remède de cheval, ce qui signifie qu'elle secoue rudement ceux qu'elle prétend combler. Le peuple vrai, le peuple vivant auquel on dit qu'il est vainqueur a droit à quelques jours de liesse, puis à des années de servitude, d'épuisants travaux et de combats sévères. Une logique inexorable veut que tout soit fait d'abord pour le retenir et l'enfermer dans les nouvelles disciplines, plus contraignantes que celles qui ont été brisées, ensuite pour le mobiliser au bénéfice de la conquête idéologique, de la croisade politique et sociale. C'est pourquoi toute révolution abolit la liberté personnelle en proclamant l'émancipation de la collectivité, c'est pourquoi elle tend à édifier une communauté totalitaire dont le trait distinctif est l'égalisation forcée des actes, des pensées, des sentiments. Nous touchons ici au plus abominable forfait de notre temps, au conditionnement systématique des hommes par la propagande intérieure, bref à ce que les Chinois définissent par une image vraiment hideuse, celle du lessivage des cerveaux. Les méthodes sont bien connues, elles ne surprennent . que par leur extension, leur minutie, l'inflexible continuité de leur application à des centaines de millions d'individus .dont on voudrait précisément qu'ils ne soient plus des individus. Nul n'ignore que la condition première est l'élimination du loisir séparé, de la vacance pendant laquelle on se reprend pour réfléchir et juger. A la limite, qui paraît n'avoir été atteinte qu'en Chine, l'homme doit être constamment intégré dans la vie collective par le travail forcé, la liturgie poliBiblioteca Gino Bianco 323 tique, l'enseignement doctrinal, immergé dans le groupe, baigné de bruits et d'images qui visent à la formation d'idées fixes, à l'éducation par le somnambulisme ou la mécanisation des gestes. Le succès de cette monstrueuse pédagogie est d'autant plus à craindre qu'elle se contente de systématiser pour les faire servir à l'embrigadement des consciences certaines influences qui tiennent à la structure même des sociétés modernes : accroissement de la densité humaine, du rôle des grandes villes et de l'habitation grégaire, des tyrannies dictées par la machine, de l'action plasmatrice due à la radio, des conformismes sociaux. Le bleu de chauffe des sujets de Mao mérite d'être promu à la dignité d'un symbole, puisqu'il montre clairement qu'en une égalité qui tend à l'anonymat les corps et les pensées doivent revêtir l'uniforme. Le sort du monde dépend probablement des résultats de la colossale expérience qui se poursuit en de vastes secteurs de la planète. Si l'on parvient - comme certains doctrinaires s'en flattent - à produire un homme nouveau, un homo sovieticus, non par l'eugénisme et le racisme comme l'auraient voulu les nazis, mais par l'étouffante contrainte des milieux et la pression des vérités officielles, il y aura bien sur terre un Léviathan fait de millions d'unités composantes et ne disposant plus que d'un cerveau central, simplifié, rabougri, spécialisé à jamais dans la recherche du rendement, l'étude des tactiques révolutionnaires, l'idolâtrie de l'Etat. Les dernières décennies nous ont apporté des exemples hallucinants de ces phénomènes de dépersonnalisation totale par absorption dans la réalité collective : culte fanatique des chefs qui sont censés incarner la sagesse infaillible du peuple, acceptation empressée de tous les tournants et de toutes les contradictions, soumission absolue à la loi jusque dans l'auto-accusation et l'aveu de crimes qu'on n'a pas commis, jusque dans ce qu'on pourrait appeler la spontanéité automatique des réflexes, abandon à des enthousiasmes dirigés dont on ne sait plus s'ils sont serviles ou sincères, la sincérité finissant par découler de l'obéissance, du geste et du cri. A côté de Marx, ancêtre et mage du communisme, ne faudrait-il pas placer le biologiste Pavlov qui poussa très loin l'étude du conditionnement artificiel des réflexes ? Nous serions cependant très coupables si nous nous laissions aller à parier pour le pire. L'esprit dispose d'une merveilleuse élasticité; replié sur lui-même, accablé sous le poids des représentations obsédantes et des formules stéréotypées, soumis à un espionnage qui table sur la confession publique et l'autocritique, il cherche asile dans le silence et met en œuvre la loi psychologique des compensations. La propagande intérieure possède un arsenal formidable, mais elle a contre elle ce qui forme le revers de sa perma-

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