Le Contrat Social - anno V - n. 6 - nov.-dic. 1961

K. A. WITTFOGEL pene délibérée en promettant de distribuer la terre aux paysans. Jusqu'à l'année précédente et conformément à la déclaration d'Engels de 1894, il avait cru que les marxistes devaient abandonner ce genre de procédé aux démagogues ·sociaux, aux antisémites et aux « escrocs politiques ». En 1914, il étendit sa stratégie aux ouvriers. Il avait préconisé, depuis la révolution russe de 1905, un programme politique nouveau (la lutte pour une « dictature révolutionnaire démocratique des, ouvriers et des paysans »), tout en ajoutant que seule une révolution socialiste en Occident fournirait la « garantie absolue » que cette dictature ne dégénérerait point en une restauration de l'ancien « despotisme asiatique» (asi.atchina) de la Russie. En août 1914, il se rendit compte que le mouvement socialiste occidental ne possédait pas le caractère révolutionnaire qu'il lui avait prêté. Mais au lieu de modifier ses objectifs, il intensifia le combat, promettant aux ouvriers le règne du prolétariat, tout en sachant pertinemment que ce qu'ils obtiendraient serait sans doute une version modernisée du « despotisme asiatique». Que cette tromperie ait été délibérée est confirmé par le fait que Lénine abandonna alors les concepts de société « asiatique » et de « despotisme oriental » de la Russie, auxquels i_lavait cru de 1894 à 1915 5 • En 1919-20, Lénine étendait la politique de démagogie délibérée aux nationalistes « bourgeois » et « petits-bourgeois »' des pays coloniaux et dépendants. Les efforts déployés par les communistes pour se présenter en amis sincères des mouvements nationalistes furent très efficaces en Allemagne, où l'appui secret donné par Moscc;>u aux forces opposées au traité de Versailles contribua grandement à la montée d'Hitler et au déclenchement de la deuxième guerre mondiale. Ils portèrent aussi leurs fruits dans les pays coloniaux et semi-coloniaux de l'Orient, où beaucoup de révolutionnaires nationalistes étaient prêts à se joindre aux communistes tant que ceux-ci subordonnaient leur fin ultime - qu'ils prétendaient lointaine - au but général et immédiat de la libération nationale. La déclaration commune, en 1923, du leader nationaliste chinois Sun Yat-sen et de l'envoyé soviétique A. Ioffé, est caractéristique de la méthode communiste pour capter la confiance des nationalistes de bonne foi. Ioffé reconnaissait solennellement qu'il « n'existait pas [en Chine] de conditions qui permettent l'établissement du communisme ou du soviétisme ». Il reconnaissait également que « le problème le plus urgent de la Chine était de réaliser l'unification nationale et d'obtenir l'indégendance nationale complète». Il assurait Sun qu à cet égard « la Chine jouissait de la plus chaleureuse sympathie de la part du s. Développé in Oriental Despotism, chap. IX, par l'auteur qui y reviendra in Ru11iaand China, à paraîuc. Biblioteca Gino Bianco 319 peuple russe et qu'elle pouvait compter sur l'appui de la Russie ». Il n'est pas possible de discuter ici pourquoi les nationalistes chinois ajoutèrent plus de foi aux assertions de Ioffé qu'à la doctrine communiste officielle, laquelle affirmait clairement que les communistes pouvaient et devaient établir leur pouvoir en installant des soviets, même dans les pays les plus arriérés de l'Orient. Il suffit de signaler que ce que disent les communistes dépend de la personne à laquelle ils s'adressent : des idées démagogiques guident l'action de leurs alliés actuels et potentiels, alors que les idées réellement admises déterminent leur propre comportement. Les deux types d'idées font partie d'un seul ensemble. Les idées démagogiques sont également basées sur l'analyse des faits réels de la part des communistes; mais elles dépeignent le présent aussi bien que l'avenir d'une manière trompeuse à dessein. Les idées réellement admises sont infiniment plus complexes et plus enracinées dans la théorie communiste. Après une longue évolution, elles posent de nombreux problèmes de sens et de terminologie. Elles contiennent des dogmes sans cesse répétés (sur la propriété privée, le capitalisme, l'impérialisme, les colonies, la lutte des classes, le socialisme, etc.), mais aussi des dogmes que l'on révèle rarement en public parce qu'ils trahissent l'attitude profonde des communistes à l'égard des forces sociales qu'ils peuvent provisoirement vouloir apaiser, neutraliser ou favoriser. • Considérations ésotériques SELONLÉNINE,la propriété privée fait des hommes des « animaux de proie », elle transforme les capitalistes impérialistes en « bêtes sauvages». Naturellement, l'hypothèse de Lénine ne signifie pas que tous les membres de la bourgeoisie doivent être - comme des animaux dangereux - abattus sans autre forme de procès (certains peuvent être temporairement apaisés par des indemnités compensatoires; d'autres, doués de capacités particulières, peuvent être embauchés un temps et même grassement payés). Mais elle justifie l'anéantissement physique de tous les capitalistes indociles et une vigilance de tous les instants, même à l'égard des << bourgeois» qui ont misé sur les communistes. La formule « bêtes sauvages » légitimait le génocide social, tout comme la formule d'Hitler des Untermenschen (sous-hommes) légitimait le génocide racial. Les capitalistes « impérialistes » n'étaient pas les seuls visés, mais aussi les membres de tout groupe qui, selon Lénine, pouvait adopter une position bourgeoise. A partir de 1919, Lénine se déclarait en sympathie avec la lutte des Allemands contre le traité de Versailles, qui avait placé l'Allemagne dans « une situation de dépendance coloniale»; mais en même temps, il ne cessait de proclamer que le «renversement» de la bour-

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