318 naissance, Marx et Engels ne prirent pas - sauf de manière générale et épisodique - le commandement direct des jeunes partis socialistes. Telles sont les circonstances qui aident à comprendre le caractère - et les limites - de l'uruté de pensée du marxisme des origines. Cette unité se trouvait stimulée, d'une part, par l'image d'une société future entièrement coo~donnée (comme dans le cas du socialisme d'avant Marx) et, d'autre part, par deux grands facteurs supplémentaires : la philosophie hégélienne (système hautement intégré) et l'analyse du système capitaliste par les économistes classiques (essentiellement coordonnée par la théorie de la valeurtravail). Les tentatives de Marx et d'Engels pour tondre ces éléments n'eurent pas un succès complet, mais elles :fixèrent les contours d'un impressionnant système d'idées. Plus tard, Engels tenta de donner du poids à son système par des écrits tels que l'Anti-Dühring. Mais alors qu'il le faisait avec l'intention déclarée de procurer aux ouvriers (dans l'immédiat aux socialistes allemands, mais en fin de compte aux socialistes en général) une philosophie intégrale, l'unité d'idées recherchée n'était pas indispensable au fonctionnement du mouvement travailliste. Le « socialisme scientifique » de Marx et Engels constituait un nouveau type de pensée socialiste coordonnée ; et en favorisant une arrogance dialectique très particulière, elle préfigurait en somme le comportement des idéocrates totalitaires. Malgré tout, leur unité doctrinale reposait encore essentiellement sur une action volontaire. C'ESTtrès exactement à cet égard que la révolution de Lénine, sur le plan de l'organisation, amorça- le tournant décisif. Pareil à une armée, un organisme politique quasi militaire ne peut survivre que si les idées (analyses et directives) du chef suprême sont acceptées et réalisées dans les rangs moyens et inférieurs. Dans ces conditions, le gouvernement des hommes coïncide avec le gouvernement des idées; cela est d'autant , plus vrai qu'aucun frein extérieur n'est toléré. C'est ce genre -d'ordre idéocratique que Lénine voulait lorsqu'il se mit à .militer en faveur de son ·organisation totale n~uvelle. 'Et si, jusqu'en 1917 et mênie un peu après, la réalisation retardait sur les intentions, l'instauration de la dictature bolchévique conduisit petit à· petit à une victoire du principe idéocratique dans le Parti, dans ses ramifications intérieures et extérieures, ainsi • .que· dans l'économie et la culture soumises à l'Etat. . ·une -~cônoiriie.ériti~rement intégrée· (planifiée) ne peut se ·p~rpétuer que si elle possède un centre suprême à. même de régler, au moyen de ses idées, le comportement des agents d'exécution qui lui ·sont subordonnés. Ces idées ne peuvent manifestement pas, à longue échéance, tomber Biblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL au-dessous d'un minimum rationnel (ce qui serait autodestructeur), mais il n'est pas nécessaire qu'elles soient brillantes ou toujours adéquates. Ainsi, dans une économie totalement planifiée, les idées dirigeantes ne constituent certainement pas des « idéologies » sans importance. La fidélité à l'essentiel de ces idées est, de même que leur adaptation empirique, indispensabl~ au bon fonctionnement de l'organisme dont elles sont les instruments. Elles doivent par ailleurs tenir compte, de manière sérieuse et systématique, de l'avenir prévisible de cet organisme. Il leur faut, de même qu'aux autres objectifs de la planification totalitaire, fatalement disposer d'une perspective à long terme. Aucune nécessité fonctionnelle comparable ne subordonne toutes les autres idées (philosophiques, historiques, littéraires, artistiques, etc.) aux idées du centre suprême. A vrai dire, le grand système pré-industriel de despotisme, lequel avait duré des millénaires, combinait une autorité politique totale à une autorité idéologique limitée. Cependant, les particularités du totalitarisme moderne rendent la direction idéologique totale techniquement possible, et, en période de crise, politiquement indispensable. La victoire de la révolution communiste sur le plan de Porganisation fraie également la voie à la victoire de la révol11r tion communiste sur le plan idéocratique. Démagogie totale LÉNINEalliait son organisation et ses armes idéocratiques à un troisième procédé qui est plus souvent condamné qu' étudié : la politique qui consiste à mystifier les neutres et à tromper les alliés temporaires par une duperie systé:- matique. On s'indigne généralement, sous prétexte qu'en la menant les communistes font violence à la morale commune, mais la question n'est pas là. En rejetant intégralement _l'ordreexistant, les communistes refusent d'obéir à un «vieux» code moral ; pour eux, est « bon » ce qui sert leur stratégie du pouvoir (« la lutte de classe du prolétariat »). Marx et Engels ne voyaient pas les choses de cette façon. En 1872, Engels avait critiqué l'anarchiste Bakounine qui prétendait que tenir ses promesses était un préjugé bourgeois•; et,· ,en 1894, il condamnait la politique qui consiste à rechercher l'appui des paysans en leur faisant des promesses « que, nous le savons nous-mêmes, nous ne tiendrons pas». Cette attitude est à l'h<:>nneur,des.pères du.« socialisme scientifique·» ; mais elle est incompatible avec leur point de vue eschatologique. Lorsque Lénine décida de passer outre à tous les « préjugés bourgeois», î1 menait à son terme logique la thèse du refus total que Marx et Engels avaient si vigoureusement proclamée. _ _ En 1906, Lénine utilisa pour la première fois d'une manière spectaculaire la stratégie de trom-
RkJQdWJsaXNoZXIy MTExMDY2NQ==