K. A. WITTFOGEL élite industrielle bureaucratique. Engels s'attendait certes que des révolutionnaires prolétaires plutôt que des spécialistes bourgeois prennent les commandes. Cependant, l'idée essentielle s'harmonisait avec celle de Marx et avec sa propre vision d'un régime autoritaire qui transformerait l'économie capitaliste par des actions « despotiques », telle la mise sur pied « d'armées industrielles, en particulier pour l'agriculture ». Par ailleurs, jusqu'en 1850, Marx et Engels s'identifiaient ouvertement au concept blanquiste de la dictature d'une minorité révolutionnaire. Et s'ils abandonnèrent, comme irréalisable, leur foi en une dictature de la minorité, ils conservèrent jusqu'à la fin de leur vie leur croyance en la dictature du prolétariat. Ils le firent bien qu'au cours des années 60 Marx eût reconnu que ce qu'il avait considéré comme le capitalisme d'oppression des débuts se transformait en une espèce de capitalisme de l'actionnariat - ce qui signifiait une victoire de « l'économie politique de la classe ouvrière » exprimée, sur le plan officiel, par une « modeste Magna Carta des travailleurs». C'est ainsi que Marx commit un péché non seulement « contre la science », mais aussi contre les principes socio-économiques qu'il professait, lorsque, au lieu de persuader les ouvriers d'accroître leur liberté dans la société existante, malléable et multicentrique, il les poussait vers un ordre administratif total, unicentrique, n'admettant aucune forme de liberté~ Mais, pour coupable que fût Marx à ces deux égards, ni lui ni Engels ne tentèrent de réaliser le potentiel totalitaire dont ils encourageaient la création. C'est Lénine qui fit le pas décisif en inaugurant des méthodes nouvelles de fonctionnement d'une organisation totale et d'une démagogie ·totale; il devint ainsi le véritable père du totalitarisme communiste moderne. Organisation totale des hommes C'ESTun paradoxe qui peut dérouter le déterministe économique que ce pas décisif ne soit point parti d'une société industrielle moderne - soit le premier pays classique du capitalisme, l'Angleterre, soit la France (malgré les ingénieux faiseurs de projets socialistes, Fourier et SaintSimon, et malgré Blanqui, prophète du coup d'Etat révolutionnaire quasi militaire) - mais de la Russie qui, selon la doctrine marxienne primitive, était un pays « semi-asiatique »gouverné par un despotisme à l'orientale. Ce fut un Russe, Unine, qui à partir de 1902 préconisa l'organisation totale du mouvement révolutionnaire d'une manière professionnelle et qui laissait loin derrière elle les tentatives de Blanqui. Unine admettait carrément le rapport entre sa méthode pratique et le « despotisme asiatique» traditionnel de la Russie ; la puissance extraordinaire de ce despotisme nécessitait nn genre d'organisme révolutionnaire non moins extraorBiblioteca Gino Bianco 317 <linaire. Mais il était moins franc quant à la ressemblance qui existait entre son nouveau projet d'organisation et l'absolutisme tsariste. Naturellement, cette ressemblance n'échappa point à ses adversaires : Lénine, en recommandant un centralisme bureaucratique quasi militaire, avait recours à un principe d'organisation de ce même système despotique que lui et ses compagnons combattaient. Ce principe n'avait tout d'abord été rendu effectif- et encore à titre d'essai - que dans la fraction bolchévique du parti ouvrier socialdémocrate de Russie dirigée par Lénine. Mais à partir de 1917, ses principes d'organisation quasi militaire devinrent déterminants dans le parti communiste de l'Union soviétique et dans la société soviétique en général, de même que dans les nombreux partis et régimes communistes créés avec l'aide de Moscou. Au cours de l'été 1920, Lénine affirma qu'un parti appartenant à l'Internationale communiste « ne pouvait remplir son devoir que s'il était organisé de la manière la plus centralisée, si une discipline de fer, frisant la discipline militaire, y prévalait». Organisation totale des idées Le concept léninien d'une organisation totale et hiérarchisée de tous les individus allait de pair avec son concept de l'organisation totale et hiérarchisée de toutes les idées. Il suffit de tenir compte de l'intégration de la pensée accomplie par les socialistes utopiques et par Marx et Engels pour que la signification de la révolution idéocratique de Lénine apparaisse en toute clarté. Avant Marx, les socialistes étaient surtout préoccupés d'élaborer leur projet d'ordre social idéal; certains firent à une petite échelle des tentatives de travail et de vie communautaires. Ces efforts influencèrent grandement leur critique de la société contemporaine et donnèrent une certaine unité à leurs écrits. Mais tout comme l'unité de leurs établissements et ateliers, l'unité des idées des socialistes utopiques était expérimentale et volontaire. Elle n'était ni formée par une solide philosophie générale ni soutenue par les exigences du fonctionnement de grandes institutions permanentes. Certains socialistes utopiques, tels que Saint-Simon et les saint-simoniens, voulaient créer un système idéocratique, mais ils ne réussirent que d'une manière sectaire et toute expérimentale. Marx et Engels se rapprochèrent davantage du but, sans toutefois l'atteindre. Leur voie d'accès dialectique les mena à attendre le socialisme d'actions révolutionnaires réalisées par nn mouvement travailliste bien organisé et conscient de sa classe ; et ils tenaient surtout à expliquer aux ouvriers les conditions de leur lutte et la direction qu'elle devait prendre. Mais ils commencèrent à le faire avant qu'un mouvement travailliste politique n'ait vu le jour, et même après sa
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