316 à mesure que croît la puissance communiste, le marxisme-léninisme contient, au départ, une tendance à l'empirisme. Cette tendance explique la plupart des mises au point (certaines importantes, d'autres, très nombreuses, de second ordre) qui caractérisent le développement de_la doctrine communiste. Vu l'insistance de Marx sur le rapport fatal entre la théorie et la pratique, les spécialistes de la doctrine communiste parlent de l'unité de la théorie et de la pratique comme d'une particularité du marxisme-léninisme. S'il est vrai que les marxistes-léninistes visent une telle unité, ce but n'est aucunement leur monopole. Outre le simple bon sens, pour lequel la corrélation entre théorie et pratique va de soi, nous constatons que la plupart des philosophes reconnaissent l'expérience pratique comme un des points de départ (sinon le point de départ) de leurs idées. En termes d'anthropologie philosophique, nous pouvons certes dire que l'homme est un « animal idéologique », qu'il agit selon les convictions de son for intérieur 2 • Le concept des contradictions chez Adam Müller était étroitement lié à sa politique conservatrice ; et la dialectique des contradictions de Hegel abritait elle aussi des implications pratiques. La doctrine (« idéologie ») marxiste-léniniste est particulière, non parce qu'elle souligne la réalité empirique et doit servir de « guide à l'action», mais parce qu'elle est concentrée sur un type particulier de réalité et que, orientée vers une fin particulière, elle déclenche un type d'action particulier. Refus total de l'ordre existant LE COMMUNISME se cristallise d'abord avec succès dans une Russie arriérée sur le plan industriel. Mais les pas décisifs vers ce mouvement politique orienté vers l'industrie ont été faits en Europe occidentale, lorsque les effets de la révolution industrielle révélèrent à la fois les terribles défauts et les possibilités d'organisation de l'ordre économique nouveau. Les premiers socialistes alliaient une critique radicale de l'ordre ancien à des prophéties tout aussi radicales sur le nouveau. Leur vision d'une société socialiste ou communiste parfaite ne faisait qu'intensifier leurs attaques contre l'ordre existant ; là est, en grande partie, l'origine de leur penchant proto-totalitaire. En tant que maîtres-organisateurs de la société collective de l'avenir, ces critiques socialistescommunistes se fixaient, à l'instar d'Archimède, un point d'appui en dehors (et, selon eux, audessus) du monde où ils vivaient. Croyant qu'ils devaient tout à cette société future, ils ne ressentaient aucune 1)bligation envers la société actuelle, dont ils condamnaient en totalité les valeurs, les 2. Karl A. Wittfogel : Oriental Despotism, New Haven 1957, Yale University Press, p. 441. Biblioteca Gino Bianco - ' LE CONTRAT SOCIAL institutions et les idées. Leur glorification totale de celle-là s'accompagnait d'un refus total de celle-ci. C'est ainsi que surgit, sous une forme sectaire, l'arrogance sociale ( hubris) qui caractérise le point de vue communiste. Cet hubris remonte - probablement à ce que Voegelin appelle la révolution gnostique 3 et ce qu'on peut également dénommer la révolution nihiliste des derniers siècles. Elle a revêtu pour la première fois sa forme particulière dans les idées des premiers socialistes extrémistes. Mais le point d'appui restait inefficace à l'égard d'un mouvement totalitaire centré sur l'industrie, tant qu'il manquait d'un levier suffisant. Marx fit en cela un grand pas en avant lorsqu'il fit appel à une nouvelle dialectique « matérialiste » de l'histoire, qui définissait le prolétariat révolutionnaire comme force socialisante négative parmi les contradictions de l'ordre existant (capitaliste). Marx ne peut certes pas être donné comme l'équivalent de Lénine, pas plus que Hegel n'est l'équivalent de Marx. Marx et Engels « se fondaient sur de nombreuses notions philosophiques et socio-économiques dont l'intention politique n'était en aucune façon uniforme. Quelques-unes sont réellement ou potentiellement totalitaires; d'autres sont politiquement indifférentes; d'autres encore sont réellement ou potentiellement antitotalitaires 4 • » Parnti ces dernières, Marx et Engels attachèrent une grande importance (à partir de 1853) au concept d'un développement multilinéaire, qu'ils ava_ientemprunté aux économistes classiques et que les idéocrates soviétiques trouvent absolument inacceptable. Parmi ces notions figure également la thèse de Marx selon laquelle la science ne doit pas être subordonnée à des « intérêts étrangers », même ceux des ouvriers. Enfin, Engels recommandait de tenir sa parole même si cela devait entraîner des désavantages politiques. Mais alors que, pour ces raisons-là et d'·autres encore, Marx et Engels ne peuvent être assimilés à .Lénine,. l'essentiel de leur raisonnement his... torique et politique devint le fondement du totalitatisme de Lénine. Tout en partageant avec les socialistes utopiques leur position en dehors, et probablement au-dessus de l'ordre existant, non seulement ils reprirent à leur compte leur refus total de la société, mais ils leur empruntèrent, en secret et ouvertement à la fois, certaines tendances totalitaires. · · .. Les commentaires d'Engels sur Saint-Simon montreht qu'il n'était pas effrayé par la notion d'une future société socialiste dominée par une 3. Erich Voegelin : Die Neue Wissenschaft der Pclitik, Munich 1959, pp. 167 sqq. 4. Karl A. Wittfogel : 11 The Marxist v·ew of Russian Society and Revolution », in Wo,-/d Politics, juillet 1960.
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