Le Contrat Social - anno V - n. 6 - nov.-dic. 1961

.. revue ltistorique et critique Jes faits et Jes iJées - bimestrielle - NOV.-DÉC. 1961 Vol. V, N° 6 B. SOUVARINE ................... . KARL A. WITTFOG EL ........... . LÉON EMBRY ................... . YVES LÉVY ...................... . Un congrès « historique)> Les ressorts du communisme Propagande et guerre psychologique Parlementarisme et régime électoral DÉBATS ET RECHERCHES K. PAPAIOANNOU ................ . La fondation du marxisme (1) L'EXPÉRIENCE COMMUNISTE E. DELIMARS .................... . ALLEN B. BALLARD ............. . ROBERT C. NORTH .............. . QUELQUES LIVRES La jeunesse soviétique A venir des kolkhozes Le lavage des cerveaux GEORGE E. TAYLOR: Les intellectuels chinois CAL VIN B. HOOVER: Le prix de l'industrialisation Comptes rendus par AIMÉ PATRI, YVES LÉVY, Luc GUÉRIN CHRONIQUE Quarante ans après INSTITUT D'HISTOIRE SOCIALE, PARIS Biblioteca Gino Bianco

Au • sommaire des derniers numéros du CONTRAT SOCIAL MARS-AVRIL 1961 Yves Lévy La France et sa Constitution B. Souvari ne Khrouchtchev et Mao Pierre Struve Le socialisme K. Papaioannou Classes et luttes de classes Th. Ruyssen « La Guerre et la Paix » R. J. Alexander L'action soviétique en Amérique latine * MICHEL BAKOUNINE LESCONQUlTESCOLONIALEDSELARUSSIE JUILLET-AOUT 1961 B. Souvarine Le programme communiste Yves Lévy Les partis et la démocratie (IV) K. Papaioannou L'idéologiefroide E. Papageorgiou Le communisme en Grèce Naoum lasny Le développementéconomiqueen U.R.S.S. Paul Barton Le système concentrationnairesoviétique Aimé Patri Dialectique du maître et de l'esclave Chronique « Nations Unies » : faux problème MAI-JUIN 1961 B. Souvarine Méconnaissancede l'Est K. A. Wittfogel Mao : doctrine et stratégie Léon Emery Astronautique et politique Heinz Schurer La révolutionpermanente E. Delimars Mentalité des cadres en U.R.S.S. Paul Landy Dictature et corruption N. Valentinov et E. Mach Marxisme et philosophie Chronique Le sort des « Nations Unies» SEPT.-OCT.1961 B. S. Ignominie de Staline B. Souvarine le Congrès du Programme Robert C. Tucker Un credo de conservatisme Yves Lévy L'héritage idéaliste K. Papaioannou Le dépérissement de l'État Michel Collinet Le communisme et les nationalités Aimé Patri La scolastiquemarxiste-léniniste Documents Textes des trois programmes Ces numéros sont en vente à l'administration de la revue, 165, rue de l'Université, Paris 78 Le numéro : 2 NF Biblioteca Gino Bianco

kCOMSMOClil rrv11el,istoriq1,e et critÙ/HeJn /Ails et Jes ùlüs NOV. - DÉC. 1961 VOL. V, N° 6 SOMMAIRE Page B. Souvarine . . . . . . . . . . . . UN CONGRÈS « HISTORIQUE » . . . . . . . . . . . 311 Karl A. Wittfogel . . . . . . . . LES RESSORTS DU COMMUNISME . . . . . . . . . 315 Léon Emery.............. PROPAGANDE ET GUERRE PSYCHOLOGIQUE 321 Yves Lévy . . . . . . . . . . . . . . . PARLEMENTARISME ET RÉGIME ÉLECTORAL. 326 Débats et recherches K. Papaioannou . . . . . . . . . LA FONDATION DU MARXISME (1)......... 333 L'Expérience communiste E. Delimars ............ . LA JEUNESSE SOVIÉTIQUE Allen B. Ballard. . . . . . . . . . AVENIR DES KOLKHOZES 341 346 Robert C. North . . . . . . . . . LE LAVAGE DES CERVEAUX . . . . . . . . . . . . . . . 353 Quelques livres George E. Taylor . . . . . . . . LES INTELLECTUELSCHINOIS . . . . • . . . • . . . . . . . • . 358 Calvin B. Hoover . . . . . . . . LE PRIX DE L'INDUSTRIALISATION. . . . . . . . . . . . . . 361 Aimé Patri . . . . . . . . . . . . . . CONDITION DE. L'HOMME. MODERNE, de HANNAH ARENDT . . • . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . • . . . . . . . . . . 363 RE.LAT/V/SMAND THE.STUDYOFMAN, ouvrage collectif . . 366 Yves Lévy . . . . . . . . . . . . . . . LA GRANDE.BOURGEOISIEA.U POUVOIR(1830-1880), de JEAN LHOMME . . . . . . . • . • . • . . . . . . . . . . . . . . . . 367 Luc Guérin . , . . . • . . . . . . . . LES RE.l/GIONS ET LES PHILOSOPHIEDS'ASIE, de MICHEL MOURRE • . . . . • . • • • . • . . . . • . . • . • . . . . . . • . . . . 371 LESROIS THAUMATURGES, de MARC BLOCH . • • • • • 372 Chronique QUARANTEANS APR~S . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 372 Biblioteca Gino Bianco

DIOGÈNE Revue Internationale des Sciences Humaines .. Rédacteur en chef : ROGERCAILLOIS N° 37 : Janvier-Mars 1962 SOMMAIRE REGARDS SUR LE MONDE NOIR LéopoldSédar Senghor . . . . . De la négritude. Psychologie du négroafricain. . . Peter C. W. Gutkind . . . . . . La famille africaine et son adaptation à la vie urbaine. Alfredo Margarido . . . . . . . . . Incidences socio-économiques sur la poésie nègre d'expression portugaise. Wilfrid H. Whitheley . . . . . . Le concept de la prose littéraire africaine. ~ Geneviève Calame-Griaule . . . Rôle spirituel et social de la femme dans la société soudanaise traditionnelle. Chronique Hubert Deschamps Pour une histoire de l'Afriquè. RÉDACTIONE.T ADMINISTRATION: 6, rue Franklin, Paris•16e (TRO 82..20) Revue trimestrielleparaissant en quatre langues : · anglais 1 arabe, espagnol et français. L'édition française est publiée par la Librairie Gallill)ard, 5, rue Sébastien-Bottin, Paris•7e Les abonnementssont souscritsauprès de cette maison (CCP 169-33, Paris) Prix de vente au numéro : 2 NF 60 Tarif d'abonnement : France ; 9 NF 20 ; Etranger : 12 NF Brblioteca .Gino Bianco

revue !tistorique et critique JeJ faits et Jes iJtes Nov.-Déc. 1961 Vol. V, N° 6 UN CONGRÈS «HISTORIQUE» par B. Souvarine LE RÉCENT CONGRÈS communiste de Moscou sera peut-être «historique», comme l'affirment ses régisseurs, en ce sens qu'il marquerait peut-être une date durable dans la mémoire humaine, donc dans l'histoire contemporaine, mais on hésite à employer un terme dont les communistes font un usage par trop abusif. Là où toute affirmation creuse se prétend « scientifique » et tout incident quelconque se veut « historique », il n'y a plus ni science ni histoire. Quoi qu'il en soit, si le congrès en question prend réellement une importance historique, ce ne sera pas pour les raisons affichées (adoption du nouveau programme, condamnation renouvelée du groupe « antiparti », unité monolithique du Parti), mais par ses conséquences imprévues des maîtres de l'heure qui ignorent encore que l'avenir n'est à personne. La déchéance posthume de Staline après tant d'honneur factice et de gloire mensongère devrait pourtant enseigner quelque chose à ses épigones férus de platitudes «scientifiques » et de banalités « historiques ». Dans l'état actuel des données disponibles, nul ne saurait démêler avec certitude les mobiles qui ont incité Khrouchtchev et son équipe à déshonorer leurs prédécesseurs, incarnation de l'omniscience et de l'omnipotence du Parti pendant une trentaine d'années consécutives à la mort de Unine. Si l'on songe que Staline avait auparavant déshonoré les dirigeants dont s'était entouré Unine, il y a lieu de se demander ce qui fermente dans les têtes soviétiques capables de penser, et l'on ne peut que plaindre les professionnels, historiens et théoriciens communistes, habilités à démontrer l'infaillibilité du Parti. Nul ne sait non plus pourquoi la direction colBiblioteca Gino Bianco lective actuelle a jugé le moment opportun de dévoiler sa mésintelligence avec le partenaire chinois, les secrets du Kremlin étant presque aussi bien gardés que ceux de la Cité interdite. A ces difficultés s'ajoutent celles du langage, la pénible nécessité de subir le jargon du «marxisme-léninisme » et d'y recourir, à son corps défendant, pour traiter des phénomènes de la vie soviétique dont le monde ne peut se désintéresser. Il faudrait constamment des guillemets aux expressions en cours et l'on rougit d'employer une terminologie que la morale réprouve autant que l'intelligence. Par contrecoup s'imposent simultanément et contradictoirement des néologismes comme « déstalinisation » et « stalinisme » en réplique à la phraséologie lourde et pédante sous laquelle se dissimulent les réalités de la crise avouée sourdement au Congrès d'octobre. Et il convient de caractériser tant bien que mal comme « déstalinisation stalinienne » les épisodes qui, à cette occasion, feront date s'ils ne sont pas éclipsés toutefois par des événements ultérieurs. En déboulonnant Staline, au sens propre et au sens figuré, ses disciples impénitents et contempteurs attardés s'avèrent toujours staliniens incorrigibles. Leurs congrès sans congressistes et sans débats où pas une voix discordante ne se fait entendre (sauf, pour une fois et par accident, celle du Chinois invité) perpétuent les pratiques du stalinisme. Les votes unanimes à mains levées, garantis d'avance, contre des fantômes et des absents privés de défense sont de pure technique stalinienne : fantômes de Staline, de Béria, de Iéjov, de Iagoda innommé, absence de Molotov, de Kaganovitch, de Malenkov, de Chépilov,

présence muette de Vorochilov et de Boulganine. Ainsi les déchus d'aujourd'hui, honnis ou bannis, ont-ils eux-mêmes procédé naguère contre un prétendu trotskisme non moins absent et fantomatique. Les pétitions « spontanées » d'étudiants de Moscou et d'habitants ·de Stalingrad mus par un déclic, les unes ·pour ·escamoter la momie indésirable, les autres pour changer le nom de la ville, attestent le fonctionnement stalinien parfait de «l'appareil». De même, les approbations « enthousiastes » du peuple soviétique avant d'avoir pu lire une page du nouveau programme ni les discours et les résolutions du Congrès, inintelligibles aux profanes. LES VÉRITÉS partielles dispensées aux figurants congressistes et répandues par la Pravda sont de nature à troubler bien des consciences et à stimuler le cc révisionnisme» au meilleur sens du terme, mais sous un régime oppressif qui ne laisse rien espérer à brève échéance. Et s'il a fallu huit ans et deux congrès pour dire si peu de vérités sur Staline, combien d'années faudra-t-il, et combien de congrès encore, pour dire l'essentiel, sinon la vérité tout entière, sinon « la vérité qui vous rendra libres»? Car Khrouchtchev et, après lui, deux douzaines d'orateurs bien _stylés ont eu soin de taire l'essentiel, la vérité libératrice. Ils se sont tus sur le mensonge initial qui, ayant identifié le Parti au prolétariat, le Comité central et son Politburo au Parti, le Secrétariat au Comité central, a couvert le massacre systématique des élites intellectuelles du pays, des diverses écoles du socialisme, des vétérans respectables de la révolution et jusqu'aux cadres traditionnels du parti de Lénine. Ils n'ont rien .dit des tueries et des déportations en masse qui, ayant décimé les populations paysannes pour les soumettre de vive force à la collectivisation, ont ensuite causé une famine meurtrière et une sous- .alimentation générale sans précédent. Ils ne révèlent pas grand-chose s~r l'assassinat de Kirov et les horreurs perpétrées par Staline sous ce prétexte, ils se taisent obstinément sur les procès en sorcellerie machinés pour avilir et supprimer des gêneurs qui ne gênaient plus, et à peine font-ils allusion à quelques chefs militaires arbitrairement fusillés en évitant de parler des milliers d'officiers exterminés, de tant d'atrocités commises pour terroriser tout un peuple afin de conclure avec Hitler le pacte qui devait déchaîner la guerre. Silence de mort enfin sur ce crime des crimes, la connivence avec l'AIJemag~e nazie pour le partage de la Pologne, l'agression contre la Finlande, la mainmise sur les Etats baltes, la pénétration dans les Balkans, pour toutes les conséquences prévues et imprévisibles qui ont coûté à l'humanité des millions de -morts et d'indicibles souffrances. iblioteca Gino Bianco . , LE CONTRAT SOCIAL La continuité du stalinisme s'affirme encore . dans ce que Lénine dénonçait déjà comme «commensonge » et « corn-vantardise » (contraction de mensonge communiste et vantardise communiste), mais qui ont pris sous Staline des proportions monstrueuses au point d'englober la totalité de la vie soviétique, la doctrine officielle, la presse et la radio quotidiennes, les plans économiques, les thèses et les discours de congrès, le nouveau programme du Parti et tout le reste. Le nationalisme panrusse et le chauvinisme pansoviétique aussi, qui répugnaient tant à Lénine (il s'est exprimé à ce sujet sans ambages), mais que Staline a suscités, cultivés, attisés au maximum, participent également du stalinisme. Il s'y ajoute le « culte de la personnalité », non moins condamné explicitement par Lénine, actuellement répudié en tant que culte de Staline, mais pour faire place au culte de Khrouchtchev: tous les " orateurs du XXIIe Congrès ont eu soin de réciter leurs litanies stéréotypées à l'éloge du sage et tout-puissant « Nikita Serguéiévitch », dont la feinte modestie a dû prendre ombrage et s'exprimer, à la fin, pour réfréner le zèle excessif des adulateurs (Staline aussi, en son temps, avait eu recours à une telle clause de style). Le stalinisme perdure enfin dans l'espèce de .religiosité inoculée à des primaires qui se réclament du matérialisme historique, du « marxisme-léninisme », et n'ont rompu avec l'orthodoxie ou l'islam que pour leur substituer un ersatz parodique contrastant de la manière la plus choquante avec le marxisme et le léninisme. A cet égard, l'intervention d'une obscure militante à la tribune du Congrès (séance du 30 octobre) mérite de retenir l'attention. Cette croyante nommée D. A. Lazourkina, emprisonnée sans motif en 1937 comme tant d'autres, survit à dix-sept années de déportation au cours desquelles sa ferveur dans le culte de Staline ne s'est jamais démentie. Libérée en 1956, elle a cc appris la vérité» et maintenant, dit-elle au Congrès... cc ••• Je porte toujours dans mon cœur Ilitch, toujours, camarades; dans les moments les plus difficiles je n'ai pu continuer à vivre que parce que j'avais Ilitch dans mon cœur et je lui ai demandé conseil : que faire? (Applaudissements.) Hier j'ai pris conseil d'Ilitch, il était comme vivant devant moi et il m'a dit: cc Il m'est désagréable _d'être à. côté de Staline, qui a fait tant de mal au Parti. » (Vifs applaudissements prolongés.) Après cela le Congrès ne pouvait que déférer au vœu de Lénine transmis par l'humble dévote .qui, aux heures de perplexité, consulte Ilitch et enteQd sa voix. Ce qui fut réalisé d'ailleurs en un tournemain, la nuit suivante, et d'autant ·plus aisément que par un miracle supplémentaire ·la tombe et la dalle avec le nom de Staline taillé dans la pierre se trouvaient prêtes à recevoir les restes de l'idole tombée en disgrâce. Un .tel épisode se passe de commentaire et donne une . idée de la tâche en perspective si le lavage des . cerveaux encrassés de cc marxisme-léninisme»,

B. SOUV ARINE pseudonyme du stalinisme, était mis réellement à l'ordre du jour. Au cas où des esprits forts en Occident seraient tentés de moquer la camarade Lazourkina au crâne bourré de diamat (matérialisme dialectique) laïque, gratuit et obligatoire, mais au cœur plein d'Ilitch et débordant d'inspiration mystique, on doit leur faire observer que les sujets soviétiques abrutis par la tyrannie stalinienne sont plus à plaindre qu'à blâmer, au contraire des hommes d'Etat, des politiciens, des diplomates, des publicistes occidentaux, des sorbonnards et des snobs qui ont payé tribut d'admiration au plus hideux despote qu'ait connu l'histoire. Il est permis de se demander si la déstalinisation stalinienne se tiendra dans les limites conçues par ses promoteurs. Dans un pays qui a engendré les décembristes, les populistes, les anarchistes, les maximalistes, qui a produit des régicides, des dynamiteurs, des terroristes et des révoltés de toutes sortes, qui a donné naissance à un Bakounine, à un Tchernychevski, à un Tkatchev et à un Lénine, le cours des événements n'apparaît nullement tracé d'avance, pas même par ceux que Staline a formés comme « ingénieurs des âmes». Mais si l'Etat soviétique a bien des tares, il n'est pas entre des mains débiles et ce serait s'aventurer que d'anticiper sur une évolution qui s'annonce très lente. Certes, personne ne pressentait à la mi-octobre que Staline allait être exclu du mausolée à la fin du mois, mais cela ne laisse pas encore prévoir comme proche la destruction du mausolée même, condition nécessaire sinon suffisante de déstalinisation véritable. Le compte rendu du Congrès dans la Pravda ne prête pas à se nourrir d'illusions : on n'a que l'embarras du choix pour connaître la mentalité des staliniens déstalinisateurs. UN DES TRAITS les plus frappants et significatifs du stalinisme est la pratique éhontée des falsifications historiques, affectant le présent autant que le passé pour mieux prédire un avenir conforme aux vues du pouvoir. Cela se traduit non seulement dans la presse et la propagande vulgaires, mais dans les manuels scolaires, les livres d'histoire, les encyclopédies et les dictionnaires, dans les ouvrages les plus doctes réputés « scientifiques ». D'une édition à l'autre, les faits les mieux avérés, les vérités les moins contestables changent du tout au tout selon les besoins de la politique courante. Les biographies de personnages en vedette dépendent particulièrement des fluctuations de la « ligne » officielle et des péripéties de luttes intestines au Kremlin. On a vu des tomes d'encyclopédies interrompus en cours d'impression pour subir des modifications, altérations ou suppressions commandées par les considérations mesquines du moment. Sans reculer devant le scandale ni le Biblioteca Gino Bianco 313 ridicule, les « Editions d'Etat scientifiques » (sic) de Moscou osent, par circulaire, enjoindre aux souscripteurs de leur Grande Encyclopédie Soviétique de retrancher au rasoir les pages apologétiques sur Béria (t. 5, pp. 21-24) pour les remplacer par d'autres. Elles récidivent après le suicide ( ?) de Kao Kang et substituent sans vergogne une nouvelle page à l'ancienne (t. 1 o, p. 213). Une rétractation aussi retentissante qu'insincère est publiée dans la revue doctrinale du Parti, pour des raisons diplomatiques, quand New Delhi s'indigne des articles stupides et injurieux de la même Encyclopédie sur Gandhi et le gandhisme. Molotov, Kaganovitch, Malenkov, qui trônaient en éminence dans les deux premières éditions de la Petite Encyclopédie Soviétique, surtout dans la deuxième, ont complètement disparu de la troisième. « Le pouvoir corrompt, le pouvoir absolu corrompt absolument » et permet de supprimer tantôt les vivants, tantôt les morts. La science «historique» et l'histoire « scientifique » atteignent leur apogée avec la biographie de Staline et l' Histoire du Parti quand s'estompe le cauchemar du césaro-papisme appelé par antiphrase « dictature du prolétariat » : ladite biographie est retirée de la circulation, puis remaniée de fond en comble, expurgée, rapetissée, réduite à six pages (au lieu d'une centaine dans l'édition précédente) pour le quarantième volume de l'Encyclopédie paru avec deux ans de retard laborieux sur le quarante et unième ; l' Histoire stalinienne du Parti tirée à plus de cinquante millions d'exemplaires, bientôt jetée aux ordures, sera supplantée par une version révisée, refondue, déstalinisée, non moins indigne de créance à sa façon que la devancière, et déjà sujette à caution. Le sort de ces deux livrespilotes aux tirages fantastiques dispense d'insister sur l'épuration permanente des bibliothèques soviétiques depuis la chute de Trotski jusqu'à la toute récente déchéance de Vorochilov, biographe militaire malchanceux de Staline. Or un certain F. N. Pétrov, « membre du Parti depuis 1896 », donc un des très rares rescapés des fureurs homicides de Staline (lequel s'acharnait à faire périr les « anciens »), était chargé d'annoncer au Congrès la bonne nouvelle : « Mais déjà la question mûrit d'entreprendre une troisième édition de la Grande Encyclopédie Soviétique. Ce devra être l'encyclopédie de l'époque du communisme en plein essor (applaudissements), fondée sur la puissante base théorique du nouveau programme de notre parti (applaudissements). La troisième édition de la Grande Encyclopédie Soviétique reflétera le plus récent niveau des connaissances scientifiques contemporaines, les grandes transformations sociales de notre époque, él'oque de l'effondrement du capitalisme et de la victoire du communisme (applaudissements). Savants et écrivains communistes ont les forces nécessaires à éditer la nouvelle encyclopédie pour le cinquantenaire du pouvoir soviétique,

314 fête de toute l'humanité éprise de liberté» (Pravda, 27 novembre). Ainsi l'encre du dernier volume de cet ouvrage monumental est à peine sèche que le besoin se fait sentir de tout recommencer. Il y a pourtant un tome supplémentaire qui corrige partiellement certains mensonges par trop criants des volumes édités sous Staline, outre un supplément annuel depuis 1958. Mais même ces tomes supplémentaires sont déjà périmés, ne répondent plus aux préoccupations utilitaires des dirigeants pour qui la vérité objective est un préjugé bourgeois damnable. A aucun moment le vieux Pétrov, dont le seul titre intellectuel est sa carte du Parti « depuis 1896 » (à supposer même que ce soit vrai), ne se réfère au devoir de respecter la vérité : les encyclopédistes devront peiner sous le harnais du programme du Parti, introduire bon gré mal gré le gai savoir dans le triste schéma du néomarxisme-léninisme, version revue et corrigée du stalinisme. On leur accorde six ans pour abattre la besogne. Comme si cela ne suffisait pas, l'infatigable Pétrov qui ne doute de rien (il a survécu à Staline) annonce une autre bonne nouvelle: « De la haute tribune du Congrès, je voudrais poser la question d'une édition entièrement nouvelle, jamais vue dans l'histoire, celle d'une Encyclopédie universelle du communisme ( applaudissements) . Cette édition doit être créée par les forces des partis communistes et ouvriers de tous les pays, les savants progressifs du monde contemporain tout entier. Maintenant que des centaines de millions d'individus inspirés des idéaux du communisme édifient un monde nouveau, que l'humanité a hérité de la science constructive du socialisme éprouvée par l'expérience de !'U.R.S.S. et des autres pays socialistes, que le marxismeléninisme domine les esprits de l'humanité avancée, l'édition d'une Encyclopédie universelle du communisme devient une nécessité vitale. Cette encyclopédie doit présenter le marxismeléninis1_11ceomme un système complet et harmonieux de concepts philosophiques, économiques et socio-politiques. Elle est appelée à montrer comment la théorie du communisme scientifique ·s'incarne dans la réalité, à généraliser l'expérience de la construction socialiste et communiste en U.R.S.S. et dans les autres pays du camp socialiste. Elle doit montrer la voie de développement du socialisme, depuis les idéaux utopiques des penseurs jusqu'au socialisme dans la vie, au communisme scientifique ; la voie qui, d~s premiers communistes utopistes, rêvant des cités ensoleillées de l'avenir, conduit au communisme scientifique de Marx-Lénine ; la voie qui mène de Spartacus, chef des esclaves révoltés de Rome, au chef viril de la révolution cubaine, Fidel Castro (applaudissements) ; la voie qui relie la légende d'Icare aux vol~ cosmiques accomplis Biblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL pour· la première fois au monde par des hommes soviétiques, Iouri Gagarine et Herman Titov », etc. L'orateur préposé au discours « culturel » parle ainsi pendant des heures, mais tout bref échantillon de son verbiage (amélioré ici· à la traduction) montre vite à quel niveau s'est abaissé le parti historico-scientifique de « l'humanité avancée». L'homo sovieticus daigne généraliser, au profit du monde contemporain, sa dérisoire «expérience» fondée sur des millions de cadavres ; il entend généraliser aussi celle de l'homo pekiniensis fier de ses cent fleurs qui ont vécu l'espace d'un matin, de son acier vermoulu et de ses communes faméliques. On sait d'avance ce qu'apporteront, en général, ses nouvelles encyclopédies fondées «sur la puissante base théorique du nouveau programme» (mises à part les rubriques de sciences exactes, confiées à des spécia- " listes qui se moquent du diamat). Ce qu'on ignore, et qui n'importe guère, ce sont les pages que des dirigeants infaillibles prescriront de retrancher au rasoir après la sortie de tel ou tel volume. LA PÉRORAISON du discours cité ouvre des perspectives grandioses : « Dans les conditions présentes, alors que les idées du communisme possèdent une force d'attraction colossale, !'Encyclopédie universelle du communisme publiée _en des dizaines de langues pénétrera dans tous les coins du monde. Elle sera l'encyclopédie internationale des peuples du globe terrestre, le trésor culturel de toute l'humanité progressiste », etc. Mais ce langage est tenu dans un Congrès «historique »où, devant les élites du communisme « scientifique », les principaux mentors du « glorieux parti de Lénine » ont avoué explicitement que leurs éminents prédécesseurs étaient des bourreaux et des assassins, coupables de « répressions en masse » absolument injustifiées qui ont fait des milliers et des milliers de victimes parmi leurs propres camarades, pour ne rien dire des millions d'autres victimes. Encore ont-ils, ces 1_11ento.rlsa,issé dans le vague leurs allusions à ·«l'affaire_,,Kirov, à « l'affaire ,, de Léningrad; à plusieurs «affaires,, inavouables jusqu'à présent dans le détail, réservant sans doute les précisions pour un congrès ultérieur. Tant qu'un incontestable souci de la vérité historique et scientifique ne prévaudra pas enfin à Moscou sur le pseudomarxisme-léninisme pour garantir la coexistence pacifique des assassins et des victimes dans une même édition sérieuse, exacte et durable de l'Encyclopédie, soviétique, les congrès communistes pourront se succéder sans ouvrir une ère de liberté annonciatrice de coexistence pacifique réelle dans le monde. B. SOUVARINE.

LES RESSORTS DlJ COMMUNISME par Karl A. Wittfogel IL N'EST PAS RARE d'entendre parler de la doctrine communiste comme d'une « idéologie». Cette désignation est répandue parmi certains commentateurs qui parlent d'idéologie dans le sens non communiste et souvent sans connaître la signification que les communistes prêtent à ce terme. Dans certains cas, ces commentateurs considèrent l'idéologie communiste comme un arsena1 d'idées moralement élevées dans lesquelles les communistes proclament leur foi, mais qu'ils ne prennent plus au sérieux. Ce point de vue cynique est souvent exprimé par des personnes qui ont elles-mêmes cessé de prendre au sérieux les idées qu'elles professent. Selon une autre interprétation, les communistes, qui « en réalité » se soucient peu de l'idéologie marxiste-léniniste, seraient poussés par des considérations nationalistes et impérialistes russes - version russe de la Realpolitik de Bismarck. Point de vue significatifpar l'aveu qu'il implique : même une idéologie nationaliste est une sorte d'idéologie. Mais sa tendance foncière la rapproche de l'interprétation cynique qui n'attribue aucune signification à la doctrine communiste. Un troisième point de vue ressortit à une catégorie quelque peu différente. Il consiste à reconnaître que les communistes prennent au sérieux leur idéologie, le marxisme-léninisme; mais, selon ce schéma, les dirigeants communistes, en cherchant à agir conformément à la doctrine marxiste-léniniste, seraient esclaves d'un système théorique bien arrêté, qui peut les gêner autant que les servir. Ce point de vue idéaliste-statique rappelle le concept d'idéologie pervertie par l'illusion ou sous forme de <' fausse conscience » - concept Biblioteca Gino Bianco I • que Marx et Engels · appliquaient à toutes les « idées dirigeantes » (les idées censément insuffisantes de toutes les classes dirigeantes). Lénine a appelé le marxisme idéologie aussi bien que théorie. Mais il prétendait, bien entendu, que cette idéologie représentait la théorie correcte, la conscience des socialistes révolutionnaires tournés vers l'avenir. Les tenants de l'interprétation idéaliste-statique ne tiennent pas toujours compte des concepts idéologiques de Marx et de Lénine. Et ils n'ont décidément pas conscience du tour pragmatique que tous deux avaient donné à leurs idées « scientifiques». Ils ne se rendent pas compte qu'à partir du moment où Marx et Engels élaborèrent leur matérialisme dialectique et historique - en gros à partir de 184 5 - ils tinrent pour un élément essentiel de leur attitude un rapport étroit entre les idées et la pratique. Cela ne veut pas dire que la théorie marxiste ait été exacte au départ ou que le marxismeléninisme ait toujours réussi à déterminer « correctement » la réalité. Loin de là. La doctrine communiste est irrationnellement déformée par son aspect eschatologique 1 , alors que la perspective de la société idéale de l'avenir telle qu'elle apparaît à la « nouvelle » classe dirigeante des managers totalitaires continue de diminuer le coefficient de vérité contenu dans les idées communistes. Pourtant, conformément aux buts déclarés de Marx, Engels et Lénine, ainsi qu'aux considérations politiques qui prennent du poids 1. Cf. Gcrhart Niemeyer : Soviet Mentality, New York 1956, pp. 20 sqq.; Michael Lindsay : China and the Gold War, Melbourne University Press, 1955, pp. 72-75; Frank Meyer : The Mou/ding of Communists, New York 1961, passim.

316 à mesure que croît la puissance communiste, le marxisme-léninisme contient, au départ, une tendance à l'empirisme. Cette tendance explique la plupart des mises au point (certaines importantes, d'autres, très nombreuses, de second ordre) qui caractérisent le développement de_la doctrine communiste. Vu l'insistance de Marx sur le rapport fatal entre la théorie et la pratique, les spécialistes de la doctrine communiste parlent de l'unité de la théorie et de la pratique comme d'une particularité du marxisme-léninisme. S'il est vrai que les marxistes-léninistes visent une telle unité, ce but n'est aucunement leur monopole. Outre le simple bon sens, pour lequel la corrélation entre théorie et pratique va de soi, nous constatons que la plupart des philosophes reconnaissent l'expérience pratique comme un des points de départ (sinon le point de départ) de leurs idées. En termes d'anthropologie philosophique, nous pouvons certes dire que l'homme est un « animal idéologique », qu'il agit selon les convictions de son for intérieur 2 • Le concept des contradictions chez Adam Müller était étroitement lié à sa politique conservatrice ; et la dialectique des contradictions de Hegel abritait elle aussi des implications pratiques. La doctrine (« idéologie ») marxiste-léniniste est particulière, non parce qu'elle souligne la réalité empirique et doit servir de « guide à l'action», mais parce qu'elle est concentrée sur un type particulier de réalité et que, orientée vers une fin particulière, elle déclenche un type d'action particulier. Refus total de l'ordre existant LE COMMUNISME se cristallise d'abord avec succès dans une Russie arriérée sur le plan industriel. Mais les pas décisifs vers ce mouvement politique orienté vers l'industrie ont été faits en Europe occidentale, lorsque les effets de la révolution industrielle révélèrent à la fois les terribles défauts et les possibilités d'organisation de l'ordre économique nouveau. Les premiers socialistes alliaient une critique radicale de l'ordre ancien à des prophéties tout aussi radicales sur le nouveau. Leur vision d'une société socialiste ou communiste parfaite ne faisait qu'intensifier leurs attaques contre l'ordre existant ; là est, en grande partie, l'origine de leur penchant proto-totalitaire. En tant que maîtres-organisateurs de la société collective de l'avenir, ces critiques socialistescommunistes se fixaient, à l'instar d'Archimède, un point d'appui en dehors (et, selon eux, audessus) du monde où ils vivaient. Croyant qu'ils devaient tout à cette société future, ils ne ressentaient aucune 1)bligation envers la société actuelle, dont ils condamnaient en totalité les valeurs, les 2. Karl A. Wittfogel : Oriental Despotism, New Haven 1957, Yale University Press, p. 441. Biblioteca Gino Bianco - ' LE CONTRAT SOCIAL institutions et les idées. Leur glorification totale de celle-là s'accompagnait d'un refus total de celle-ci. C'est ainsi que surgit, sous une forme sectaire, l'arrogance sociale ( hubris) qui caractérise le point de vue communiste. Cet hubris remonte - probablement à ce que Voegelin appelle la révolution gnostique 3 et ce qu'on peut également dénommer la révolution nihiliste des derniers siècles. Elle a revêtu pour la première fois sa forme particulière dans les idées des premiers socialistes extrémistes. Mais le point d'appui restait inefficace à l'égard d'un mouvement totalitaire centré sur l'industrie, tant qu'il manquait d'un levier suffisant. Marx fit en cela un grand pas en avant lorsqu'il fit appel à une nouvelle dialectique « matérialiste » de l'histoire, qui définissait le prolétariat révolutionnaire comme force socialisante négative parmi les contradictions de l'ordre existant (capitaliste). Marx ne peut certes pas être donné comme l'équivalent de Lénine, pas plus que Hegel n'est l'équivalent de Marx. Marx et Engels « se fondaient sur de nombreuses notions philosophiques et socio-économiques dont l'intention politique n'était en aucune façon uniforme. Quelques-unes sont réellement ou potentiellement totalitaires; d'autres sont politiquement indifférentes; d'autres encore sont réellement ou potentiellement antitotalitaires 4 • » Parnti ces dernières, Marx et Engels attachèrent une grande importance (à partir de 1853) au concept d'un développement multilinéaire, qu'ils ava_ientemprunté aux économistes classiques et que les idéocrates soviétiques trouvent absolument inacceptable. Parmi ces notions figure également la thèse de Marx selon laquelle la science ne doit pas être subordonnée à des « intérêts étrangers », même ceux des ouvriers. Enfin, Engels recommandait de tenir sa parole même si cela devait entraîner des désavantages politiques. Mais alors que, pour ces raisons-là et d'·autres encore, Marx et Engels ne peuvent être assimilés à .Lénine,. l'essentiel de leur raisonnement his... torique et politique devint le fondement du totalitatisme de Lénine. Tout en partageant avec les socialistes utopiques leur position en dehors, et probablement au-dessus de l'ordre existant, non seulement ils reprirent à leur compte leur refus total de la société, mais ils leur empruntèrent, en secret et ouvertement à la fois, certaines tendances totalitaires. · · .. Les commentaires d'Engels sur Saint-Simon montreht qu'il n'était pas effrayé par la notion d'une future société socialiste dominée par une 3. Erich Voegelin : Die Neue Wissenschaft der Pclitik, Munich 1959, pp. 167 sqq. 4. Karl A. Wittfogel : 11 The Marxist v·ew of Russian Society and Revolution », in Wo,-/d Politics, juillet 1960.

K. A. WITTFOGEL élite industrielle bureaucratique. Engels s'attendait certes que des révolutionnaires prolétaires plutôt que des spécialistes bourgeois prennent les commandes. Cependant, l'idée essentielle s'harmonisait avec celle de Marx et avec sa propre vision d'un régime autoritaire qui transformerait l'économie capitaliste par des actions « despotiques », telle la mise sur pied « d'armées industrielles, en particulier pour l'agriculture ». Par ailleurs, jusqu'en 1850, Marx et Engels s'identifiaient ouvertement au concept blanquiste de la dictature d'une minorité révolutionnaire. Et s'ils abandonnèrent, comme irréalisable, leur foi en une dictature de la minorité, ils conservèrent jusqu'à la fin de leur vie leur croyance en la dictature du prolétariat. Ils le firent bien qu'au cours des années 60 Marx eût reconnu que ce qu'il avait considéré comme le capitalisme d'oppression des débuts se transformait en une espèce de capitalisme de l'actionnariat - ce qui signifiait une victoire de « l'économie politique de la classe ouvrière » exprimée, sur le plan officiel, par une « modeste Magna Carta des travailleurs». C'est ainsi que Marx commit un péché non seulement « contre la science », mais aussi contre les principes socio-économiques qu'il professait, lorsque, au lieu de persuader les ouvriers d'accroître leur liberté dans la société existante, malléable et multicentrique, il les poussait vers un ordre administratif total, unicentrique, n'admettant aucune forme de liberté~ Mais, pour coupable que fût Marx à ces deux égards, ni lui ni Engels ne tentèrent de réaliser le potentiel totalitaire dont ils encourageaient la création. C'est Lénine qui fit le pas décisif en inaugurant des méthodes nouvelles de fonctionnement d'une organisation totale et d'une démagogie ·totale; il devint ainsi le véritable père du totalitarisme communiste moderne. Organisation totale des hommes C'ESTun paradoxe qui peut dérouter le déterministe économique que ce pas décisif ne soit point parti d'une société industrielle moderne - soit le premier pays classique du capitalisme, l'Angleterre, soit la France (malgré les ingénieux faiseurs de projets socialistes, Fourier et SaintSimon, et malgré Blanqui, prophète du coup d'Etat révolutionnaire quasi militaire) - mais de la Russie qui, selon la doctrine marxienne primitive, était un pays « semi-asiatique »gouverné par un despotisme à l'orientale. Ce fut un Russe, Unine, qui à partir de 1902 préconisa l'organisation totale du mouvement révolutionnaire d'une manière professionnelle et qui laissait loin derrière elle les tentatives de Blanqui. Unine admettait carrément le rapport entre sa méthode pratique et le « despotisme asiatique» traditionnel de la Russie ; la puissance extraordinaire de ce despotisme nécessitait nn genre d'organisme révolutionnaire non moins extraorBiblioteca Gino Bianco 317 <linaire. Mais il était moins franc quant à la ressemblance qui existait entre son nouveau projet d'organisation et l'absolutisme tsariste. Naturellement, cette ressemblance n'échappa point à ses adversaires : Lénine, en recommandant un centralisme bureaucratique quasi militaire, avait recours à un principe d'organisation de ce même système despotique que lui et ses compagnons combattaient. Ce principe n'avait tout d'abord été rendu effectif- et encore à titre d'essai - que dans la fraction bolchévique du parti ouvrier socialdémocrate de Russie dirigée par Lénine. Mais à partir de 1917, ses principes d'organisation quasi militaire devinrent déterminants dans le parti communiste de l'Union soviétique et dans la société soviétique en général, de même que dans les nombreux partis et régimes communistes créés avec l'aide de Moscou. Au cours de l'été 1920, Lénine affirma qu'un parti appartenant à l'Internationale communiste « ne pouvait remplir son devoir que s'il était organisé de la manière la plus centralisée, si une discipline de fer, frisant la discipline militaire, y prévalait». Organisation totale des idées Le concept léninien d'une organisation totale et hiérarchisée de tous les individus allait de pair avec son concept de l'organisation totale et hiérarchisée de toutes les idées. Il suffit de tenir compte de l'intégration de la pensée accomplie par les socialistes utopiques et par Marx et Engels pour que la signification de la révolution idéocratique de Lénine apparaisse en toute clarté. Avant Marx, les socialistes étaient surtout préoccupés d'élaborer leur projet d'ordre social idéal; certains firent à une petite échelle des tentatives de travail et de vie communautaires. Ces efforts influencèrent grandement leur critique de la société contemporaine et donnèrent une certaine unité à leurs écrits. Mais tout comme l'unité de leurs établissements et ateliers, l'unité des idées des socialistes utopiques était expérimentale et volontaire. Elle n'était ni formée par une solide philosophie générale ni soutenue par les exigences du fonctionnement de grandes institutions permanentes. Certains socialistes utopiques, tels que Saint-Simon et les saint-simoniens, voulaient créer un système idéocratique, mais ils ne réussirent que d'une manière sectaire et toute expérimentale. Marx et Engels se rapprochèrent davantage du but, sans toutefois l'atteindre. Leur voie d'accès dialectique les mena à attendre le socialisme d'actions révolutionnaires réalisées par nn mouvement travailliste bien organisé et conscient de sa classe ; et ils tenaient surtout à expliquer aux ouvriers les conditions de leur lutte et la direction qu'elle devait prendre. Mais ils commencèrent à le faire avant qu'un mouvement travailliste politique n'ait vu le jour, et même après sa

318 naissance, Marx et Engels ne prirent pas - sauf de manière générale et épisodique - le commandement direct des jeunes partis socialistes. Telles sont les circonstances qui aident à comprendre le caractère - et les limites - de l'uruté de pensée du marxisme des origines. Cette unité se trouvait stimulée, d'une part, par l'image d'une société future entièrement coo~donnée (comme dans le cas du socialisme d'avant Marx) et, d'autre part, par deux grands facteurs supplémentaires : la philosophie hégélienne (système hautement intégré) et l'analyse du système capitaliste par les économistes classiques (essentiellement coordonnée par la théorie de la valeurtravail). Les tentatives de Marx et d'Engels pour tondre ces éléments n'eurent pas un succès complet, mais elles :fixèrent les contours d'un impressionnant système d'idées. Plus tard, Engels tenta de donner du poids à son système par des écrits tels que l'Anti-Dühring. Mais alors qu'il le faisait avec l'intention déclarée de procurer aux ouvriers (dans l'immédiat aux socialistes allemands, mais en fin de compte aux socialistes en général) une philosophie intégrale, l'unité d'idées recherchée n'était pas indispensable au fonctionnement du mouvement travailliste. Le « socialisme scientifique » de Marx et Engels constituait un nouveau type de pensée socialiste coordonnée ; et en favorisant une arrogance dialectique très particulière, elle préfigurait en somme le comportement des idéocrates totalitaires. Malgré tout, leur unité doctrinale reposait encore essentiellement sur une action volontaire. C'ESTtrès exactement à cet égard que la révolution de Lénine, sur le plan de l'organisation, amorça- le tournant décisif. Pareil à une armée, un organisme politique quasi militaire ne peut survivre que si les idées (analyses et directives) du chef suprême sont acceptées et réalisées dans les rangs moyens et inférieurs. Dans ces conditions, le gouvernement des hommes coïncide avec le gouvernement des idées; cela est d'autant , plus vrai qu'aucun frein extérieur n'est toléré. C'est ce genre -d'ordre idéocratique que Lénine voulait lorsqu'il se mit à .militer en faveur de son ·organisation totale n~uvelle. 'Et si, jusqu'en 1917 et mênie un peu après, la réalisation retardait sur les intentions, l'instauration de la dictature bolchévique conduisit petit à· petit à une victoire du principe idéocratique dans le Parti, dans ses ramifications intérieures et extérieures, ainsi • .que· dans l'économie et la culture soumises à l'Etat. . ·une -~cônoiriie.ériti~rement intégrée· (planifiée) ne peut se ·p~rpétuer que si elle possède un centre suprême à. même de régler, au moyen de ses idées, le comportement des agents d'exécution qui lui ·sont subordonnés. Ces idées ne peuvent manifestement pas, à longue échéance, tomber Biblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL au-dessous d'un minimum rationnel (ce qui serait autodestructeur), mais il n'est pas nécessaire qu'elles soient brillantes ou toujours adéquates. Ainsi, dans une économie totalement planifiée, les idées dirigeantes ne constituent certainement pas des « idéologies » sans importance. La fidélité à l'essentiel de ces idées est, de même que leur adaptation empirique, indispensabl~ au bon fonctionnement de l'organisme dont elles sont les instruments. Elles doivent par ailleurs tenir compte, de manière sérieuse et systématique, de l'avenir prévisible de cet organisme. Il leur faut, de même qu'aux autres objectifs de la planification totalitaire, fatalement disposer d'une perspective à long terme. Aucune nécessité fonctionnelle comparable ne subordonne toutes les autres idées (philosophiques, historiques, littéraires, artistiques, etc.) aux idées du centre suprême. A vrai dire, le grand système pré-industriel de despotisme, lequel avait duré des millénaires, combinait une autorité politique totale à une autorité idéologique limitée. Cependant, les particularités du totalitarisme moderne rendent la direction idéologique totale techniquement possible, et, en période de crise, politiquement indispensable. La victoire de la révolution communiste sur le plan de Porganisation fraie également la voie à la victoire de la révol11r tion communiste sur le plan idéocratique. Démagogie totale LÉNINEalliait son organisation et ses armes idéocratiques à un troisième procédé qui est plus souvent condamné qu' étudié : la politique qui consiste à mystifier les neutres et à tromper les alliés temporaires par une duperie systé:- matique. On s'indigne généralement, sous prétexte qu'en la menant les communistes font violence à la morale commune, mais la question n'est pas là. En rejetant intégralement _l'ordreexistant, les communistes refusent d'obéir à un «vieux» code moral ; pour eux, est « bon » ce qui sert leur stratégie du pouvoir (« la lutte de classe du prolétariat »). Marx et Engels ne voyaient pas les choses de cette façon. En 1872, Engels avait critiqué l'anarchiste Bakounine qui prétendait que tenir ses promesses était un préjugé bourgeois•; et,· ,en 1894, il condamnait la politique qui consiste à rechercher l'appui des paysans en leur faisant des promesses « que, nous le savons nous-mêmes, nous ne tiendrons pas». Cette attitude est à l'h<:>nneur,des.pères du.« socialisme scientifique·» ; mais elle est incompatible avec leur point de vue eschatologique. Lorsque Lénine décida de passer outre à tous les « préjugés bourgeois», î1 menait à son terme logique la thèse du refus total que Marx et Engels avaient si vigoureusement proclamée. _ _ En 1906, Lénine utilisa pour la première fois d'une manière spectaculaire la stratégie de trom-

K. A. WITTFOGEL pene délibérée en promettant de distribuer la terre aux paysans. Jusqu'à l'année précédente et conformément à la déclaration d'Engels de 1894, il avait cru que les marxistes devaient abandonner ce genre de procédé aux démagogues ·sociaux, aux antisémites et aux « escrocs politiques ». En 1914, il étendit sa stratégie aux ouvriers. Il avait préconisé, depuis la révolution russe de 1905, un programme politique nouveau (la lutte pour une « dictature révolutionnaire démocratique des, ouvriers et des paysans »), tout en ajoutant que seule une révolution socialiste en Occident fournirait la « garantie absolue » que cette dictature ne dégénérerait point en une restauration de l'ancien « despotisme asiatique» (asi.atchina) de la Russie. En août 1914, il se rendit compte que le mouvement socialiste occidental ne possédait pas le caractère révolutionnaire qu'il lui avait prêté. Mais au lieu de modifier ses objectifs, il intensifia le combat, promettant aux ouvriers le règne du prolétariat, tout en sachant pertinemment que ce qu'ils obtiendraient serait sans doute une version modernisée du « despotisme asiatique». Que cette tromperie ait été délibérée est confirmé par le fait que Lénine abandonna alors les concepts de société « asiatique » et de « despotisme oriental » de la Russie, auxquels i_lavait cru de 1894 à 1915 5 • En 1919-20, Lénine étendait la politique de démagogie délibérée aux nationalistes « bourgeois » et « petits-bourgeois »' des pays coloniaux et dépendants. Les efforts déployés par les communistes pour se présenter en amis sincères des mouvements nationalistes furent très efficaces en Allemagne, où l'appui secret donné par Moscc;>u aux forces opposées au traité de Versailles contribua grandement à la montée d'Hitler et au déclenchement de la deuxième guerre mondiale. Ils portèrent aussi leurs fruits dans les pays coloniaux et semi-coloniaux de l'Orient, où beaucoup de révolutionnaires nationalistes étaient prêts à se joindre aux communistes tant que ceux-ci subordonnaient leur fin ultime - qu'ils prétendaient lointaine - au but général et immédiat de la libération nationale. La déclaration commune, en 1923, du leader nationaliste chinois Sun Yat-sen et de l'envoyé soviétique A. Ioffé, est caractéristique de la méthode communiste pour capter la confiance des nationalistes de bonne foi. Ioffé reconnaissait solennellement qu'il « n'existait pas [en Chine] de conditions qui permettent l'établissement du communisme ou du soviétisme ». Il reconnaissait également que « le problème le plus urgent de la Chine était de réaliser l'unification nationale et d'obtenir l'indégendance nationale complète». Il assurait Sun qu à cet égard « la Chine jouissait de la plus chaleureuse sympathie de la part du s. Développé in Oriental Despotism, chap. IX, par l'auteur qui y reviendra in Ru11iaand China, à paraîuc. Biblioteca Gino Bianco 319 peuple russe et qu'elle pouvait compter sur l'appui de la Russie ». Il n'est pas possible de discuter ici pourquoi les nationalistes chinois ajoutèrent plus de foi aux assertions de Ioffé qu'à la doctrine communiste officielle, laquelle affirmait clairement que les communistes pouvaient et devaient établir leur pouvoir en installant des soviets, même dans les pays les plus arriérés de l'Orient. Il suffit de signaler que ce que disent les communistes dépend de la personne à laquelle ils s'adressent : des idées démagogiques guident l'action de leurs alliés actuels et potentiels, alors que les idées réellement admises déterminent leur propre comportement. Les deux types d'idées font partie d'un seul ensemble. Les idées démagogiques sont également basées sur l'analyse des faits réels de la part des communistes; mais elles dépeignent le présent aussi bien que l'avenir d'une manière trompeuse à dessein. Les idées réellement admises sont infiniment plus complexes et plus enracinées dans la théorie communiste. Après une longue évolution, elles posent de nombreux problèmes de sens et de terminologie. Elles contiennent des dogmes sans cesse répétés (sur la propriété privée, le capitalisme, l'impérialisme, les colonies, la lutte des classes, le socialisme, etc.), mais aussi des dogmes que l'on révèle rarement en public parce qu'ils trahissent l'attitude profonde des communistes à l'égard des forces sociales qu'ils peuvent provisoirement vouloir apaiser, neutraliser ou favoriser. • Considérations ésotériques SELONLÉNINE,la propriété privée fait des hommes des « animaux de proie », elle transforme les capitalistes impérialistes en « bêtes sauvages». Naturellement, l'hypothèse de Lénine ne signifie pas que tous les membres de la bourgeoisie doivent être - comme des animaux dangereux - abattus sans autre forme de procès (certains peuvent être temporairement apaisés par des indemnités compensatoires; d'autres, doués de capacités particulières, peuvent être embauchés un temps et même grassement payés). Mais elle justifie l'anéantissement physique de tous les capitalistes indociles et une vigilance de tous les instants, même à l'égard des << bourgeois» qui ont misé sur les communistes. La formule « bêtes sauvages » légitimait le génocide social, tout comme la formule d'Hitler des Untermenschen (sous-hommes) légitimait le génocide racial. Les capitalistes « impérialistes » n'étaient pas les seuls visés, mais aussi les membres de tout groupe qui, selon Lénine, pouvait adopter une position bourgeoise. A partir de 1919, Lénine se déclarait en sympathie avec la lutte des Allemands contre le traité de Versailles, qui avait placé l'Allemagne dans « une situation de dépendance coloniale»; mais en même temps, il ne cessait de proclamer que le «renversement» de la bour-

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