Le Contrat Social - anno V - n. 5 - set.-ott. 1961

revue historique et critique Jes /aits et Jes iJées - bimestrielle - SEPT.-OCT. 1961 Vol. V, N° 5 . . . . B. S. . .................. . Ignominie de Staline LE NOUVEAU PROGRAMME COMMUNISTE B. SOUYARINE ........ . ROBERT C. TUCKER .. . YVES LÉVY ........... . K. PAPAIOANNOU ..... . MICHEL COLLINET .... . AIMÉ PATRI .......... . Le Congrès du. Programme tJn credo de conservatisme L'héritage idéaliste Le dépérissement de l'Etat Le communisme et les nationalités La scolastique marxiste-léniniste DOCUMENTS Programme social-démocrate, . 1903 Programme communiste, 1919 Nouveau programme communiste, 1961 Correspondance INSTITUT D'HISTOIRE SOCIALE, PARIS Biblioteca Gino Bianco

Au • sommaire des derniers numéros du CONTRAT SOCIAL JANVIER 1961 B. Souvari ne Le national-socialismesoviétique Jane Degras Sur l'histoire du Comintern Léon Emery La colonisationdans l'histoire Aimé Patri Saint-Simon et Marx K. Papaioannou L'histoireau tribunal Fra.ncis Carsten Rosa Luxembourg E. Goldhagen Chimères et réalités du communisme E. Delimars Statistique et propagande MAI-JUIN ·1961 B. Souvari ne Méconnaissance de l'Est K. A. Wittfogel Mao : doctrine et stratégie Léon Emery Astronautique et politique Heinz Schurer La révolutionpermanente E. Delimars Mentalité des cadres en U.R.S.S. Paul Landy Dictature et corruption N. Valentinov et E. Mach Marxisme et philosophie Chronique Le sort des « Nations Unies » MARS-AVRIL1961 Yves Lévy La France et sa Constitution B. Souvarine Khrouchtchevet Mao Pierre Struve Le socialisme K. Papaioannou Classes et luttes de classes Th. Ruyssen « La Guerre et la Paix » R. J. Alexander L'action soviétique en Amérique latine * MICHEL BAKOUNINE LESCONQUlTESCOLONIALEDSELARUSSIE JUILLET-AOUT 1961 B. Souvarine Le programme communiste Yves Lévy Les partis et la démocratie (IV) K. Papaioannou L'idéologiefroide E. Papageorgiou le communisme en Grèce Naoum lasny Le développement économique en U.R.S.S. Paul Barion Le système concentrationnairesoviétique Aimé Patri Dialectique du maitre et de l'esclave Chronique « Nations Unies » : faux problème Ces numéros sont en vente à l'administration de la revue, 165, rue de I' Unlversité, Paris 78 Le num6ro : 2 NF ·Biblibteca Gino Bianco

k COMSMOClil revue /,istorique ~, criti411t Jes ft,it1 et Jes idées SEPT.-OCT. 1961 Vol. V, N° 5 SOMMAIRE Page B. S. . . . . . . . . . . . . . . . . IGNOMINIE DE STALINE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 249 Le Nouveau Programme communiste B. Souvarine ......... . LE CONGR~S DU PROGRAMME . ............ . 252 Robert C. Tucker. . . . . . UN CREDO DE CONSERVATISME . . . . . . . . . . . 254 Yves Lévy............. L'HÉRITAGE IDÉALISTE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. . 257 K. Papaioannou . . . . . . . LE DÉPÉRISSEMENTDE L'ÉTAT . . . . . . . . . . . . . . 263 Michel Collinet . . . . . . . . LE COMMUNISME ET LES NATIONALITÉS.... 273 Aimé Patri . . . . . . . . . . . . LA SCOLASTIQUE MARXISTE-LÉNINISTE . . . . . 279 Documents PROGRAMMESOCIAL-DÉMOCRATE, 1903 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 286 PROGRAMME COMMUNISTE, 1919 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 290 NOUVEAU PROGRAMME COMMUNISTE, 1961 ....... : . . . . . . . . . . . . . . . . 301 Correspondarace . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3 09 Livres reçu• Biblioteca Gino Bianco

, OUVRAGES RECENTS DE NOS COLLABO~ATEURS Maxime Leroy : Histoire des idées sociales en France T. /. - De Montesquieu à Robespierre T. JI. - De Babeuf à Tocqueville T. Ill. - D'Auguste Comte à Proudhon Paris, Librairie Gallimard. 1946-1950-1954. Léon Emery: Corneille. Le Superbe et le Sage Lyon, Les Cahiers libres, 3, rue Marius-Audin. Raymond Aron : -Dimensions de la conscience historique Paris, Librairie Pion. 1961. Théodore Ruyssen : Les Sources doctrinales de l'internationalisme T. 1. - Des origines à la paix de Westphalie T. Il. - De la paix de Westphalie à la Révolution française T. Ill. - De la Révolutionfrançaise au milieu du XJXe siècle Paris, Presses Universitaires de France. 1954-1958-1961. Lucien Laurat : Problèmes actuels du socialisme Paris, Les lies d'Or. 1957. Branko Lazitch : Tito et la Révolution yougoslave (1937-.1956) Paris, Fasquelle. 1957. Michel Collinet : Du bolchévisme ÉVOLUTION ET VARIATIONS DU MARXISME-LÉNINISME Paris, Le Livre contemporain. 1957. Paul Barion : L'Institution concêntrationnaire en Russie (1930-1957) Paris, Librai rie Pion. 1959. · Biblioteca Gino Bianco

rev11e historique et critique des faits et des idées Sept.-Oct. 1961 Vol. V, N° 5 IGNOMINIE DE STALINE « Et ton nom paroîtra, dans la race future, Aux plus cruels tyrans une cruelle injure. » Britannicus, V, VI. IL EST malaisé de saisir avant quelque recul un fil conducteur dans la succession et l'accumulation des monstruosités apparues à l' occasion du congrès tenu par les communistes à Moscou, du 17 au 31 octobre. Car les bribes de vérité surgies à propos de tout et de rien baignent dans le mensonge général et ce que l'on appelle déstaHoisation, faute de mieux, s'accomplit selon les procédés comme dans le style du staHoisme. Ce congrès communiste qui se dit le xxne, en réalité le xvie puisque le Parti ne se nomme communiste que depuis le vne congrès socialdémocrate de 1918, n'était pas un congrès au sens admis du terme : près de cinq mille individus sélectionnés par cooptation et dressés à approuver aveuglément leurs dirigeants ne sont évidemment pas des congressistes. A l'ordre du jour, le point principal était le nouveau programme du Parti, véritable monstre du genre, texte informe tissé de monstruosités de toutes sortes, dans l'ordre intellectuel, politique et économique : or l'attention de l'assemblée comme celle du public soviétique et celle du monde extérieur a été détournée par les meneurs vers un autre monstre et d'autres monstruosités. Un spectre a hanté le congrès, le spectre de Staline. Pour des raisons qui ne sont pas encore claires, Khrouchtchev et ses associés de la direction collective ont jugé nécessaire de proclamer en public l'indignité de Staline, de déshonorer sa mémoire, de détruire sa légende. Ils n'ont encore dit qu'une infime partie de la vérité en ne mentionnant que que~es crimes odieux du tyran paranoïaque, en ne ignaot que quelques victimes de marque : Biblioteca Gino Bianco Ordjonikidzé, Toukhatchevski, Svanidzé, Iakir. Ils en ont dit davantage en accusant Molotov, Kaganovitch, Malenkov et Vorochilov de crimes multiples, de crimes en série, commis pour complaire à leur maître sadique. Ils ont menti par omission en s'abstenant de parler des principales victimes de Staline, si l'on ne considère que les personnalités, celles qui formaient les cadres du parti de Lénine, et en passant sous silence les millions de victimes obscures du régime. Ils ont menti explicitement en imputant au cc culte de la personnalité » la sinistre kyrielle d'atrocités dont ils voudraient prévenir le retour. Mais par des actes aussi symboliques et spectaculaires que l'épuration du mausolée de Lénine et l'effacement du nom de Stalingrad, ils provoquent sans doute dans la population soviétique de salutaires troubles de conscience dont nul ne saurait prévoir les suites à long terme. Le renversement de l'idole immonde par les idolâtres eux-mêmes ne fait que commencer. Il y a beaucoup de séquelles à l'idolâtrie, qui ne s'élimineront qu'avec le temps, avec une raiùmation de l'esprit critique chez les peuples soumis aux dogmes du pseudo-« marxisme-léninisme », sans parler de la réforme ou de l'évolution nécessaire du système politique en vigueur. Les démocraties occidentales pourraient et devraient grande1nent contribuer à ce processus de normalisation indispensable à une réelle « coexistence pacifique», purgée de toute hostilité virulente envers les pays libres. Mais la carence ou l'incompréhension des gouvernants, l'ignorance ou la corruption des politiciens, l'égoïsme des possédants, l'avilissement de la presse et l'apathie de l'opinion publique n'y laissent rien espérer sous ce rapport et, par conséquent, on ne peut que spéculer sur les crises, les modifications, les phénomènes internes qui cheminent sourdement dans le monde communiste sous le masque de l' « unité monolithique ».

250 DÈS la fin de Staline en 1953, il fut évident pour de rares observateurs compétents et attentifs que le mensonge forgé pour exalter sa personne abjecte et justifier son despotisme effréné n'allait pas lui survivre. En effet son nom disparut comme par enchantement des publications où il pullulait naguère, ses plus proches compagnons firent silence sur sa vie comme sur sa mort, aucun n'écrivit à son sujet les moindres souvenirs ou mémoires, personne ne citait plus sa prose écœurante qui d'ailleurs n'était plus en vente ni distribuée gratis, on cessa de publier ses «œuvres » et de rééditer ses brochures qui récemment se répandaient à millions d'exemplaires. Il y eut dans les dictionnaires des corrections significatives. Dans la Pravda, de très rares articles visiblement écrits à contre-cœur lors des anniversaires, morne répétition de clichés indigestes, jalonnèrent trois années jusqu'au xx:e congrès du Parti en 1956, soulignant encore le contraste avec l'insupportable concert de louanges hypocrites, dictées sous la terreur, de l'époque précédente. Le discours secret ·de Khrouchtchev à la fin de ce congrès, réservé d'abord aux cadres du Parti, lu ensuite à la va-vite dans les réunions du rank and file communiste, divulgué à l'étranger en juin 1956, mais qui ne fut jamais imprimé à -l'usage du lecteur soviétique, ce discours inaugura une phase nouvelle de déstalinisation relative combinée avec un stalinisme congénital et jugé indispensable au maintien de l'ordre. Au nom de la direction collective qui n'était pas unanime, mais dont la minorité subissait la règle de discipline, Khrouchtchev dénonça le « culte de la personnalité » en se référant à quelques lignes de Marx et d'Engels exhumées pour la circonstance. Mais ceux-ci les avaient écrites sincèrement à propos d'hommages sincères, ce qui n'a rien de commun avec la répudiation feinte de flatteries serviles sous menace de tortures et de mort. Toujours est-il que Khrouchtchev, après cela, s'abrita 1 derrière le «testament» de Lénine qui, dès 1922, mettait en garde contre la brutalité, l'arbitraire et la félonie de Staline, document publié en Occident mais dénoncé comme faux pendant trente ans par les communistes qui, depuis cinq ans, le citent · à tout bout de champ. Ces précautions étant prises, Khrouchtchev en venait à l'essentiel. L'essentiel, c'est-à-dire la révélation des atrocités innommables commises par l'autocrate lâche et cruel du Kremlin, les exécutions en masse de personnes innocentes, les violences et les supplices infligées à des milliers de communistes irréprochables, les aveux arrachés de force aux victimes soumises à des tourments indicibles, les massacres innombrables ordonnés sans rime ni raison tout au long de l'ère stalinienne. Même les trotskistes, les zinoviévistes, lesboukharinistes et autres objecteurs que Khrouchtchev traite par habitude d'ennemis du léninisme, il les disculpait entièrement des accusations folles inventées à leur encontre. 11 ne laissait aucun doute quant au caracBiblioteca Gino Bianco - LE CONTRAT SOCIAL tère démentiel, paranoïaque, du comportement de Staline, quant à la mégalomanie et à l'égocentrisme pathologique de l'énergumène obtus qui se voulait omniscient et fonda son omnipotence sur des montagnes de cadavres. Après le discours secret, rien ne subsiste des mensonges éhontés qui avaient servi à créer de toutes pièces une réputation militaire à Staline, · pleutre invétéré qui se tint t?ujours .loin ~u front, stratège aveugle et sourd et 1nhumam qui fi.t tuer inutilement des millions d'hommes. Il fallait que ces choses-là fussent dites, et prouvées, par un de ses fidèles serviteurs les plus proches. Khrouchtchev illustra son exposé de plusieurs cas individuels qui font frémir, ceux de stalinistes notoires et éprouvés qui ont péri sous d'intolérables sévices. Comme principaux complices directs de Staline dans ces horreurs, il ne désignait alors que Béria et léjov. Parmi les rares précisions données, l'une signale qu'en deux ans, 383 listes de militants " condamnés d'avance, contenant plusieurs milliers de noms, listes établies par léjov (un fou déclaré), avaient été ratifiées par Staline ; une autre indique 7 .679 réhabilitations, la plupart à titre posthume, à la date de février 1956. On manque de statistiques complètes et Khrouchtchev est avare de renseignements sur les millions d'innocentes victimes anonymes. Parmi les révélations du fameux discours, il faut ici rappeler celles qui ont trait à la fa·çondont Staline s'attribuait des mérites imaginaires, romançait sa propre biographie, se décernait à lui-même des éloges dithyrambiques, renchérissait sur les flagorneriesde ses courtisans et domestiques, améliorait l'histoire du Parti et de la Révolution en y interpolant d'invraisemblables épisodes inventés à sa gloire. Il s'était ainsi érigé en héros de la guerre dont il partage la responsabilité avec Hitler, lui qui n'ayant rien prévu passa outre aux avertissements de Churchill et d'autres, fit confiance à Hitler même quand les armées allemandes eurent franchi les frontières soviétiques, puis fut pris de panique et resta prostré dix jours avant de pouvoir articuler son premier discours*. Pour comble d'imposture, sa propagande sans scrupules réussit à accréditer en Occident la fable grossière de son génie et de son humanitarisme, répétée par des millions de perroquets et d'imbéciles. « On osa, en Amérique, l'appeler Uncle Joe. Ses pitoyables victimes furent vouées aux gémonies. Son nom déshonore toujours en France des rues et des places. On glorifie encore l'innommable carnage de Stalingrad, œuvre atroce de deux paranoïaques » : en écrivant ces lignes pour , • Le 3 juillet 1941, alors que l'agression allemande commença le 22 juin. Cf. · J. Staline : Sur la grande guerre de l'Union soviétiquepour le salut de la patrie, Moscou 1946, p. 5. La date corrobore bien le récit de Khrouchtchev. Quant aux désastres militaires sans précédent dus à Staline, suivis de pertes hallucinantes en hommes et en matériel, les historiens soviétiques commencent à peine à les découvrir, mais ils semblent en bonne voie depuis une autorisation d'en haut récente.

LE CONTRAT SOCIAL l'avant-dernier numéro du Contrat social (maijuin 1961), leur auteur ne s'attendait pas à la justification éclatante que lui réservait le xxue congrès annoncé pour octobre. L'ANALYSE ~es discours de ce congrès exigera un certain temps. Sous le coup du compte rendu de la Pravda et des événements consécutifs dans l'immédiat, il faut retenir trois faits majeurs en ce qui concerne l'ignominie de ~taline.: la révélation publique des vérités parnelles Jusqu'à présent confinées à l'intérieur du Parti ; la vindicte retentissante exercée sur la momie de Staline, expulsée du mausolée de la place Rouge, enterrée à quelque distance; la débaptisation de Stalingrad et de nombreuses localités, voies publiques, entreprises et institutions portant le nom honni de Staline. Cette fois, ce sont moins Béria et Iéjov qui furent mis en cause que Molotov, Kaganovitch, Malenkov et Vorochilov, comme assassins sans vergogne de milliers de leurs camarades, étant entendu qu'ils n'étaient tous que les serviteurs de Staline. Le choix des noms prononcés d'un congrès à l'autre montre assez qu'il s'agit là de politique, non de justice, comme aussi les noms des victimes : à part Ordjonikidzé et son frère, déjà mentionnés en 1956, quelques militaires sont identifiés pour la première fois, Toukhatchevski et Iakir entre autres, ainsi qu'Alexandre Svanidzé, beau-frère de Staline. S'il a encore été question de l'assassinat de Kirov, sur quoi la lumière n'est pas faite après tant d'années d'enquête, et dont Staline prit prétexte pour perpétrer des tueries et des proscriptions horrifiantes, les orateurs du Congrès n'évoquent pas volontiers les millions de martyrs du stalinisme. Pour les besoins de leur cause, ils ont dévoilé l'histoire de 350 cheminots mis à mort sur un paraphe de Kaganovitch, lequel n'avait rien à refuser à Staline. Ils ont fait allusion aussi à des « affaires » meurtrières commises entre communistes à Léningrad, en Arménie, en RussieBlanche, plus spécialement par Malenkov. Mais combien faudra-t-il de congrès pour avouer enfin la vérité tout entière ? L'épisode macabre du mausolée, pour inattendu qu'il fût, répond à une logique indéniable et a le mérite de frapper l'imagination populaire. Son écho retentit à travers le monde, coupant court aux misérables divagations des cyniques, des brouillons et des suiveurs qui ont plus ou moins célébré ou admis le culte ignoble de la personnalité haïssable de Staline. L'inhumation de la momie sous le mur du Kremlin n'est peut-être pas définitive, car il y aura encore d'autres congrès communistes, et il reste beaucoup à dire. Il serait outrageant de mettre Staline au cimetière de Novodiévitchi où repose sa femme, Nadièjda Allilouieva, qu'il a assassinée (ou contrainte au suicide, ce qui est tout comme). Khrouchtchev n'a J'as l'air pressé de faire connaître cette « fin tragique », selon son expression quand il évite de préciser les circonstances. On peut supposer que Biblioteca Gino Bianco 251 ce sera pour le jour où la déstalinisation entrera dans la phase finale. En rayant de la géographie et de l'histoire le nom de Stalingrad, symbole du plus grand mensonge imaginable, les staliniens de la « direction collective » prennent une mesure de salubrité méritoire, quels que soient leurs mobiles. Ils n'ont pas dû s'y résoudre à la légère, mais la hardiesse de la décision est à proportion du mythe odieux qu'il fallait détruire. On ne saurait désormais philosopher sur la dernière guerre mondiale sans vouer à l'exécration de la postérité les noms maudits d'Hitler et de Staline, sans déshonorer le charnier gigantesque où les deux potentats vicieux ont sacrifié leurs armées comme du bétail mené à l'abattoir. Il est excellent que la souillure du nom de Staline soit lavée partout, dans les villes et dans les villages, du fronton des plus fiers édifices jusqu'aux pancartes des plus humbles kolkhozes. Les jeunes générations qui assistent ou participent à cette catharsis en tireront, veut-on croire, un profit moral et intellectuel qui se fera sentir en politique tôt ou tard. Depuis le discours secret de Khrouchtchev, la révision des notions reçues sous Staline s'est traduite dans les dictionnaires et encyclopédies soviétiques, dans les lettres et les arts, dans les manuels scolaires et les livres d'histoire. Après ses récents discours publics, de nouvelles révisions s'imposent, plus approfondies, plus complètes, parallèlement à l'expurgation des bibliothèques, tâche immense en perspective, qui donne le vertige. Des millions et des millions de livres et opuscules sont à mettre au rebut, au pilon. La Grande Encyclopédie Soviétique, dont près de quarante volumes étaient antérieurs au déboulonnage du maniaque, est à refaire de fond en comble pour les rubriques trop contaminées de stalinisme personnel. L'histoire du Parti a été récrite, mais il va falloir la recommencer. Le difficile est de qualifier en langage adéquat tant de choses aussi monstrueuses. Quant au monument aux victimes de Staline dont l'idée a jailli avec la « spontanéité » qui caractérise toutes les initiatives de ce genre, celle qui concernait le mausolée comme celle qui visait Stalingrad, il doit poser un problème d'inscriptions que l'effronterie stalinienne seule permettra de résoudre : on peut compter sur les épigones. Un mot mémorable de Malenkov a été rapporté par Catherine Fourtseva au Congrès, à propos de la réhabilitation de Toukhatchevski impliquant celle des milliers d'officiers exterminés par Staline et ses complices : « Nous donnerons notre propre version des choses. Nous sommes chez nous au Comité central », dit Malenkov, précisément un des complices. La Pravda a censuré cet aveu dépourvu d'artifice. Depuis nombre d'années, les communistes donnent aisément et impunément leur « propre » version des choses. Staline a donné la sienne, Khrouchtchev en donne une autre. Ce n'est sfl.rementpas la dernière. B. S.

LE CONGRÈS DU PROGRAMME par B. Souvarine « Tout pas fait en avant, tout mouvement réel importe plus qu'une douzaine de programmes. » K. MARX : Lettre à Wilhelm Bracke sur le programme de Gotha, 5 mai 1875. LE CONGRÈS communiste soviétique d'octobre n'avait à son ordre du jour que l'adoption d'un nouveau programme du Parti, à part les affaires de routine (rapports des organismes centraux, simulacres d'élections, salutations). Une intense et bruyante préparation de mise en scène devait conférer le maximum de solennité au lancement du prétendu « Manifeste communiste de notre temps». Mais à la surprise générale, tant dans le « camp socialiste » que dans l'absence de « camp impérialiste», les managers du Parti et de l'Etat soviétique en avaient décidé autrement : ils ont provoqué simultanément plusieurs coups de théâtre en déshonorant publiquement la mémoire de Staline, en s'acharnant inopinément sur le pseudo- « groupe antiparti », en dévoilant leurs dissensions avec les dirigeants communistes d'Albanie et, par implication, avec ceux de la Chine, enfin en faisant exploser une bombe atomique de puissancemonstrueuse sans aucune raison avouable. Ce qui détournait l'attention du programme pour le prestige factice duquel ils avaient mis en œuvre toutes les ressources de leur propagande. Ce qui oblige aussi la présente revue, au lieu de traiter exclusivement cette fois du programme présenté au Congrès, d'improviser brièvement sur le Congrès du programme. On ne saurait douter que l'accumulation des effets spectaculaires de cet Octobre mémorable réponde à des intentions bien délibérées dans le cercle intime de la « direction collective». Mais il est douteux que tout se soit passé conformément aux calculs ou aux espoirs de Khrouchtchev et de son équipe. Les doutes ne seront levés qu'après un délai suffisant pour observer les prolongements de la « ligne générale » dont le Congrès et ses lendemains n'ont tracé qu'une amorce. Il y a un lien visible entre la répudiation de Staline et de son culte, la condamnation du « groupe antiparti » comme exécuteur des hautes et basses œuvres de Staline, la rupture avec les Albanais imitateurs de la sanglante tyrannie stalinienne et enfin la brouille jusqu'à présent circonspecte avec les Chinois protecteurs de la BibliotecaGino Bianco version albanaise du stalinisme. Cependant le manque d'idéologie dans ce nœud de conflits que les communistes, et pas seulement eux, se plaisent à qualifier d'idéologiques pose plus de questions qu'il n'est possible de trouver de réponses immédiates. Les choses se compliquent d'autant plus que les vérités partielles révélées au Congrès coexistent avec le mensonge totalitaire et que la déstalinisation en cours n'entame pas encore le stalinisme fondamental comme système omnidespotique, même étant admis que le terrorisme sanguinaire de Staline ait fait place à une terreur mesurée. On l'a constaté au Congrès où une seule opinion à plusieurs voix se faisait entendre, assurée des applaudissements et des votes unanimes acquis d'avance. Aucune tête pensante ne saurait accepter que Staline soit seulement coupable des crimes avoués au Congrès alors qu'un tiers de la population a disparu de la courbe démographique ; ni que seulement quelques-uns de son entourage soient un « groupe antiparti » alors qu'ils ont été l'incarnation du Parti tout au long de leur carrière. Seul un Chinois a joui du privilège de prononcer une phrase pour réprouver la publicité donnée à une querelle intestine et pour faire, envers et contre tous, un geste dont la signification profonde n'a pas fini d'alimenter l'exégèse des rapports entre les deux puissances communistes, l'une réelle et actuelle, l'autre potentielle et à venir. On reviendra à loisir sur une matière aussi complexe. En quelques lignes, il n'est possible que d'écarter les hypothèses si en faveur dans la presse sur le pacifisme et le libéralisme de Khrouchtchev par opposition au bellicisme et à l'extrémisme de Mao : leur logomachie ne différencie ni leur commune idéologie, ni leur conception commune de la « coexistence pacifique», la seule dissemblance étant verbale et tactique, les bravades de Mao n'ayant d'inspiration que dans son impuissance à faire la guerre autrement qu'en paroles, même avec le concours ridicule de l'Albanie. Là gît l'essentiel, qui dissuade de céder au chantage communiste exercé sur plusieurs airs à la fois, de transiger avec Khrouchtchev au sujet de Berlin, avec Mao à propos des Nations Unies, sous prétexte d'exploiter leurs différends qui se ramènent à des volontés respectives de préséance incompatibles avec la

B. SOUV ARINE réalité des forces. Sur les points particuliers de friction entre les deux «personnalités» en désaccord inavouable sur le «culte», les suppositions plausibles abondent, les arguments contraires aussi. Khrouchtchev n'a pas les moyens (pacifiques) de contraindre Mao, lequel s'est avéré capable de choses insensées, mais nul ne sait comment la politique s'élabore dans le «groupe antiparti » maître du Parti à Pékin. La circonspection des protagonistes qui s'observent et se tâtent réciproquement laisse du temps pour exorciser le spectre jaune. Toutes les questions soulevées au Congrès seront à reprendre plus à fond et, en attendant, quelques considérations sur le programme s'imposent, en guise de préface. LE NOUVEAU TEXTE prétentieux, fastidieux, laborieux, grandiloquent, mensonger, dogmatique, redondant, contradictoire intitulé «programme», tissé de lieux communs et de platitudes, imprégné de vulgarité et d'arrogance, est une sorte de pot-pourri où s'affirme avec aplomb la pire confusion des genres, une somme de tous les clichés rebattus depuis quarante ans par la propagande. Il a fallu maintes cc brigades » de rédacteurs pour venir à bout de la tâche «historique» et, de peur de rien oublier, ceuxci ont rempli 144 pages (éd. russe) sans remarquer les répétitions, doubles et triples emplois, antinomies et divergences. Un certain F. N. Pétrov, cc membre du Parti depuis 1896 », s'est chargé de raconter au Congrès la triste histoire du projet : le XVIe congrès en 1930 avait décidé de refaire le programme ; neuf ans après, le XVIIIe congrès nomma une commission à cet effet; treize ans plus tard, le XIXe congrès réitéra la décision ; en 1956, le xxe congrès redécida... ; enfin Khrouchtchev vint et, en 1961. •• (Pravda, 27 oct., p. 6). L'histoire ne dit pas combien de rédacteurs ont péri d'une balle dans la nuque. Toujours est-il qu'en trente ans, les survivants n'ont pas eu cc le temps de faire court». Laissant de côté la diatribe du factum, délaissant les parties déjà largement réfutées au jour le jour ou suffisamment traitées d'autre part, on se bornera ici à des remarques préliminaires, sans préjudice de commentaires ultérieurs sur les thèmes qui mériteront une attention spéciale. Et d'abord il faut rappeler que le Parti avait proclamé l'achèvement des cc bases» du socialisme en 1932 (à sa 17e conférence) et la réalisation du socialisme en 1939 (à son XVIII0 congrès), annonçant alors la phase transitoire entre le socialisme et le communisme. C'est donc se moquer du monde que de prendre le « troisième programme » de 1961 comme point de départ pour la «construction (sic) de la société communiste». Et c'est reconnaître l'infériorité du socialisme par rapport au capitalisme en matière de production et de productivité puisque le Parti se propose de rejoindre, sur le papier, les pays les plus avancés à une date conditionnelle sans cesse ajournée. Biblioteca Gino Bianco 253 Le mode conditionnel entremêlé aux tournures ambiguës et aux formules à double sens permet d'ailleurs toutes les palinodies et les échappatoires. Il est dit, par exemple, que cc la complication de la situation internationale et la nécessité qui en découlera d'augmenter les dépenses pour la défense sont susceptibles de freiner la réalisation des plans de l'élévation du bien-être du peuple ». Or il dépend exclusivement du pouvoir soviétique de compliquer la situation internationale, comme il le montre sans cesse, et précisément une semaine après la publication du programme on a pu lire dans la presse soviétique que cc les soviets des entreprises de Moscou, Léningrad, Kiev, Gorki, et d'autres régions demandent (sic) au gouvernement d'autoriser (sic) les usines travaillant pour la défense nationale de passer de la journée de sept heures à celle de huit heures» (journaux du 8 août). On n'attendait pas aussi proche une preuve aussi convaincante que le programme est et sera un chiffon de papier. Elle dispense de démonstration sur bien d'autres articles de la «charte du bonheur». Le charlatanisme cc scientifique » passe toute mesure dans le chapitre relatif à la gratuité de certains services publics et communaux, de l'instruction publique, de l'assistance médicale, du logement, de l'alimentation dans les entreprises, etc., cc au terme des vingt prochaines années», et sous réserve de «l'accomplissement des tâches assignées par le Parti». D'autre part, les salaires seront parallèlement en augmentation constante et considérable, paraît-il. Ainsi, moins les travailleurs auront besoin d'argent, plus ils doivent en recevoir. A cette absurdité pratique s'ajoute la tromperie de principe sur l'éventuelle gratuité des services : à moins de fournir ces services par du travail non payé, les bénéficiaires payeront d'une manière ou d'une autre, indirectement sinon directement. Dans une société sans classes, les frais sont nécessairement couverts par l'ensemble des consommateurs, alors qu'on peut concevoir la gratuité assurée aux dépens d'une catégorie sociale (ou de plusieurs) dans une société de classes, par un système de taxations appropriées. Si le régime garantit la gratuité aux uns en taxant les autres, c'est qu'il se fonde sur l'inégalité sociale et par conséquent n'est point communiste, puisque déjà le socialisme se définit comme une société sans classes. «La période de construction en grand du communisme se distingue par l'accroissement du rôle et de l'importance du parti communiste », lit-on vers la fin du monstre doctrinal qui se réclame du marxisme-léninisme et qui proclame la pérennité du Parti, donc de l'Etat, bafouant ainsi la théorie de Marx et de Lénine. On aura encore à gloser sur le culte de l'EtatParti et des personnalitésj,~i l'incarnent, Khrouchtchev et Mao après St · e. B. SouvARINB.

UN CREDO DE CONSERVATISME· par Robert C. Tucker LE NOUVEAU PROGRAMME du parti communiste soviétique est tout autre chose qu'un programme au sens strict du terme. Couvrant le passé et le présent aussi bien que l'avenir, traitant du capitalisme comme du communisme, de politique étrangère et de politique intérieure, il fait l'apologie du régime soviétique et de son action au cours des ans, il est une sorte de plan indiquant les directions futures de la politique soviétique et une redéfinition générale des articles de foi d'un communiste soviétique ou d'un communiste d'orientation moscovite en l'an 1961. 11 s'adresse au monde, mais plus particulièrement, semble-t-il, à la partie - et aux partis - communiste du monde. Pour le régime de Khrouchtchev, c'est une chance que la décision prise il y a plus de trente ans de réviser le programme de 1919 ait permis de publier le nouveau compendium d'orthodoxie au moment où Moscou en a grand besoin pour préserver l'ascendant politique et idéologique de !'U.R.S.S. dans le communisme mondial, au premier chef contre léniniste de direction collective». Cependant, il porte bien l'empreinte de l'orientation poli- ~ tique de Khrouchtchev. Les innovations de celui-ci en politique intérieure, telles la mise en valeur des terres vierges, l'instauration de conseils économiques régionaux et la réorganisation des M.T.S. (stations de machines et de tracteurs), sont dûment approuvées. Ses idées sur la vie nouvelle à insuffler à la machine bureaucratique sont encore développées. Même les agrovilles sont remises en vogue, quoique sous un nouveau nom (« complexes agro-industriels ») et seulement comme but lointain. Et l'optimisme débordant de Khrouchtchev quant aux possibilités de progrès économique sous le système existant est patent en divers endroits. Ainsi de l'affirmation que d'ici à 1970 !'U.R.S.S. dépassera les EtatsUnis dans la production per capita (production agricole comprise), ou encore de la promesse d'élever le revenu national de près de 250 % en dix ans et de 500 % en vingt ans. les prétentions de Pékin. Dans le projet de pro- LA PREMIÈRE partie passe en revue la situation gramme, le P.C. de l'Union soviétique s'intitule et les perspectives du monde non commu- «le parti du communisme scientifique». Il souligne niste, considéré comme étant en voie de que l'U.R.S.S. ouvre la marche vers le commu- «transition du capitalisme au communisme ». nisme, étant le premier pays à entrer dans l'époque .Une bqnne partie ne fait que répéter des platid'« édification totale » du communisme, et que tudes éculées sans beaucoup de rapport avec la sa voie est la seule bonne. L'énorme document réalité (par exemple: «La vie a pleinement est tout empreint de la sensibilité des commu- confirmé la thèse marxiste de prolétarisation nistes russes aux considérations de statut, en croissante de la société capitaliste. ») La nécessité particulier celles qui étayent la prétention de la de traiter de la «transition» fournit cependant Russie soviétique à demeurer la source des idées, aux auteurs du document l'occasion de réaffirmer, des stratégies et de la direction pratique dans les pour la gouverne de tous les communistes où affaires communistes mondiales. On ne saura qu'ils soient, les principales thèses de l'idéologie pas si cette prétention à continuer de tenir légi- khrouchtchévienne en politique étrangère, y timement le rôle de chef, de maître et de modèle compris la thèse suivant laquelle, en dépit du est acceptée par tous les régimes et partis commu- caractère inévitable de la révolution communiste nistes avant que les secrets du x:x:11° congrès du dans tous les pays, «il est possible de prévenir Parti ne transpirent. une guerre mondiale... » Bien qu'il n'en soit pas Le texte ne mentionne pas le nom de Khrouch- fait mention, il s'agit là d'une révision formelle tchev, comme pour souligner la position assez par rapport au programme de 1919 qui affirmait nette prise à la fin du programme contre le «culte . que les « guerres impérialistes » tendaient inéde la personnalité » et en faveur du « principe _ L vitablement à se transformer en guerres mondiales. Bib·lioteca Gino Bianco

R. C. TUCKER L'ambivalence caractéristique de la doctrine khrouchtchévienne en matière de politique étrangère est très sensible. Parall~lement à l'e~ortation à mettre un terme a la guerre froide, l'esprit de la guerre froide anime le langage violent de maints passages (par exemple : « Le camp impérialiste prépare le plus horrible crime contre l'humanité, une guerre thermonucléaire mondiale ... ») Si la coexistence pacifique est une nécessité objective, elle est dépeinte sous forme de relations hostiles, voire comme une « forme particulière de la lutte des classes ». De même, les guerres peuvent et doivent être prévenues, mais les « guerres de libération contre l'impérialisme » sont souhaitables. Des révolutions socialistes peuvent se faire sans guerre civile ni violence armée, peut-être même par une transaction monétaire, mais il faut aussi garder présente à l'esprit la possibilité d'une « transition non pacifique au socialisme ». Le nationalisme mérite tout le soutien des communistes quand il est anti-occidental de caractère (le terme employé est « anti-impérialiste»), mais dans _les « pays socialistes » il est une arme de la réaction internationale et doit être combattu avec toute la fermeté voulue. L'anticommunisme est une idéologie abominable au service de la guerre idéologique, mais l' anticapitalisme est nécessan:e et parfaitement digne d'éloges.,« L_ePai:rl con~- nuera à dénoncer la nature reactionnaire antipopulaire du capi~alisme et to~tes les t~nt~tives faites pour enJoliver le systeme capitaliste. » A l'instar du petit bourgeois décrit par M~rx dans une de ses lettres comme une « contradiction vivante », de nos jours le communiste khrouchtchévien d'obédience est un personnage qui fait tout à la fois le procureur et l'avocat. A LA DIFFÉRENCE des programmes de 1903 et 1919 préoccupés des buts immédiats plutôt que lointains du mouvement, le nouveau programme se propose carrément de réalis~r le communisme intégral en U.R.S.S. La deUX1ème partie, intitulée « Les tâches du P.C. de l'Union soviétique dans l'édification de la société communiste », commence par déclarer que la construction de pareille société est désormais la « tâche pratique immédiate » du peuple soviétique, et affirme solennellement pour finir : « La présente génération soviétique vivra sous le communisme. » Ledit communisme est décrit comme une société sans classes, « hautement organisée », fondée sur la propriété publique et composée de gens socialement égaux qui travaillent volontairement selon leurs capacités et reçoivent selon leur besoins. Remarquons a? passage qu'aucun<: all~ion n'est faite à un point que Marx considérait comme essentiel dans la définition du communisme final, à savoir l'abolition de la division du travail sous toutes ses formes. Tout en assurant solennellement que la génération soviétique actuelle parviendra à la Terre Biblioteca Gino Bianco 255 promise de la sociét~ communiste, le n<?uv~au programme n'en précise pas la date ; ce qw laisse supposer que ladite génération aura une vie plutôt longue. Car les années 1961-80 sont l'époque d'édification totale du communisme, à la fin de laquelle les fondations, non l'édifice lui-même, seront construites. Ainsi, d'ici à 1980, auront été créées les « conditions matérielles nécessaires pour achever, ~s la pério~e suivante,_ la _tra~sition au principe commumste de distribution selon les besoins» (souligné par nous). Le communisme lui-même, qu'il faut distinguer d'avec son édification, est encore hors de vue : c'est une utopie qui s'éloigne à mesure qu'on en approche. Le nouveau programme est dès lors un placard publicitaire, non pour la vie sous le communi~me intégral, mais plutôt pour les deux prochames décennies d' « édification totale ». Ce qu'il envisage pour cette période est essentiellement une énorme amélioration du niveau de vie; en fait, il s'agit de créer un véritable Etat-bien-être soviétique, avec l'accent sur la fourniture des biens et des services par le secteur public. A la fin, régnera l'abondance de produits alimentaires variés. Chaque famille («y compris les jeunes mariés ... ») aura reçu d'ici là un appartement, gratuit qui plus est. Les kolkhoziens bénéficieront de congés payés ainsi que de pensions de vieillesse et d'allocations maladie et invalidité. Les médicaments seront gratuits. Des déjeuners gratuits seront servis dans les écoles et sur les lieux de travail. Les appareils électro-ménagers seront là à profusion pour alléger le travail des femmes à la maison, et ainsi de suite. En fait, le communisme de 1980, c'est le régime soviétique plus le niveau de vie aussi élevé, sinon plus, que celui des Etats-bienêtre occidentaux aujourd'hui les plus avancés. ON AURAIT PU croire qu'un plan d'amélioration radicale du niveau de vie nécessitât - à tout le moins - un changement de la politique économique de !'U.R.S.S., mettant beaucoup plus l'accent sur l'industrie légère et la production de biens de consommation. Or il en est peu d'indices dans le nouveau programme - en dépit de la déclaration de Khrouchtchev à l'inauguration de !'Exposition commerciale britannique à Moscou, selon laquelle désormais les industries lourdes et légères se développeraient au même rythme. Le programme, reprenant la formule en vogue à la fin de la période stalinienne, dit que la princ~pale tâche ,économique des ,~gt années à venir est de creer la « base materielle et technique» du communisme. Et de souligner la nécessité de « développer encore l'industrie lourde ». Pour illustrer ce point, il fixe la tâche colossale de porter d'ici à 1980 la production d'acier à 250 millions de tonnes par an. Il est question plus loin des << efforts )> qui seront faits pour accroître rapidement la production de biens de consommation, mais le thème qui domine est celui de la nécessité de continuer à développer

256 l'industrie lourde et la technologie de base. De fait, en comparaison avec le plan actuel de politique économique pendant l'édification totale du communisme, le discours de Malenkov du 8 août 1953, qui préconisait un effort sérieux et systématique pour élever le niveau de vie en développant l'industrie légère et la production de biens de consommation, fait figure de document révolutionnaire. Aujourd'hui, il n'est pas question de « cours nouveau ». Non seulement en politique économique, mais dans bien d'autres domaines, un conservatisme foncier est la marque du programme. Le chapitre sur l'agriculture annonce l'intention du Parti de maintenir la structure institutionnelle des kolkhozes et sovkhozes, tout en réduisant progressivement les différences entre eux et en préparant l'abandon volontaire (sic) par les kolkhoziens de leurs lopins privés. La tendance conservatrice est également visible dans la déclaration suivant laquelle les rapports marchandise-monnaie doivent être maintenus et les prix permettre « un certain profit pour chaque entreprise qui fonctionne normalement » (par contraste avec le .programme de 1919 qui préconisait le remplacement systématique du commerce par la distribution des biens par l'Etat et des mesures préparatoires menant à la « suppression de la ~ormaie»). De même, la déclaration sur la future politique des nationalités ne révèle pas de changements importants, et le chapitre sur les lettres et les arts confirme que les principes du « réalisme socialiste» restent de rigueur. Le caractère conservateur du programme est reflété aussi par ce qui est dit - et ce qui n'est pas dit - dans le chapitre concernant les rapports entre les divers pays qui instaurent le socialisme ou le communisme. Bien qu'il soit question de créer un jour une « économie communiste mondiale», comme prévu par Lénine, il n'y a pas trace de suggestion qu'une fusion politique de ces pays doive avoir lieu ou même commencer dans un avenir prévisible. L- ES CHAPITRES qui traitent du développeinent de l'Etat soviétique et du Parti pendant la prochaine période ont été rédigés de façon à suggérer que des changements sensationnels se préparent ou sont déjà en cours ; mais en .fait ils ne contiennent pas grand-chose qui contredise l'interprétation du programme comrile étant d'une nature foncièrement conservatrice. Par exemple, la «dictature du prolétariat » a renipli sa mission historique et s'est transformée en « Etat du peuple tout entier », mais l'Etat ne doit pas dépérir en attendant la «victoire complète du communisme» dans un· avenir indéfini. C'est une mise au point du système idéologique qui n'entraîne pas de modification pour le système politique. La nouvelle formule («Etat du peuple tout entier») contredit évidemment la notion marxiste de l'Etat comme mécanisme purement BibliotecaGino Bianco LE CONTRAT SOCIAL répressif qui est toujours l'agent d'une classe et qui disparaîtra dès qu'il aura été mis fin à la division des classes et à leur antagonisme après la révolution communiste mondiale. Mais cette contradiction est depuis longtemps implicite dans la doctrine soviétique du type soviétique d'Etat, institution qui combine les fonctions répressives de classe avec des fonctions non répressives, telles l'administration économique et l'édification culturelle. La nouvelle formule ne fait que rendre explicite et officielle l'entorse à la théorie marxiste faite de longue date par la doctrine politique soviétique. Les différentes dispositions relatives aux soviets, aux organisations dites sociales et au Parti sont ~'un intérêt et d'une importance plus grands. Elles méritent de la part des spécialistes des institutions politiques soviétiques une analyse approfondie, surtout quand on pourra juger de leur application. Dans l'ensemble, elles ne révèlent cependant pas l'intention d'introduire de sérieux changements dans le système politique. Les dispositions les plus notables sont celles qui posent le principe du renouvellement régulier des membres des organismes publics, parmi lesquels les comités du Parti de bas en haut de l'échelle, et le principe concomitant de la limitation (avec naturellement les exceptions qui s'imposent) du nombré de réélections successives ; ce sera peut-être là une évolution saine, si l'on s'y tient fermement pendant assez longtemps. Mais un mouvement à l'intérieur de l'élite ne modifiera ~n rien· le caractère de l'oligarchie soviétique qui se perpétue elle-même. D'autre part, on ne voit pas du tout en quoi cela pourrait - comme l'affirme le programme - renforcer la direction collective et exclure la possibilité d'une « concentration excessive du pouvoir ~ntre les mains de certains fonctionnaires ». Quant à la disposition suivant laquelle la révocation d'un membre du Comité central éxigera le vote ·des deux tiers au scrutin secret, la seule nouveauté est la règle du secret, et rien n'indique dans quelle mesure cette règle sera effective dans la pratique. Si une dictature per- . sonnelle à la Staline est évitée, ce ne sera pas grâce àux garanties données par les nouveaux programme et statuts du Parti. . En dépit de l'impression de radicalisme laissée par_ sa phraséologie révolutionnaire, le nouveau Manifeste communiste est, dans le fond, un credo du çonservatisme soviétique. Il est l'expression politique d'une classe dirigeante et possédante qui veut imposer l'image d'une Russie soviétique en marche - vers le communisme intégral. :- mais qui.1en réalité, est avant tout soucieµse de préserver, sans changements radicaux, la structùre institutionnelle existante et le système de pouvoir, de politique et de privilèges qui l'accompagne. ROBERT C. TUCKER. {Traduit de l'anglais)

L'HÉRITAGE IDÉALISTE par Yves Lévy « Considérez-vous donc le socialisme comme une religion ? - Comment voulez-vous que je fasse autrement ? » A. HERZEN (1869). «DANS les replis profonds du socialisme, . écrivait Jaurès dans sa thèse latine, survit le souffleallemand de l'idéalisme.» C'était ce qu'en termes moins imagés venait d'exprimer le vieil Engels aux dernières lignes de son étude sur Feuerbach : « Le mouvement ouvrier allemand est l'héritier de la philosophie classique allemande. » Les fondateurs du marxisme n'ont jamais caché cette filiation. Hegel s'étant targué d'avoir fait marcher la philosophie sur la tête, Marx déclara qu'il l'avait, lui, remise sur ses pieds. Mais en retournant l'hégélianisme, en regardant les choses d'un point de vue opposé, Marx et Engels n'ont rien changé à la structure du système. Sans doute ont-ils coiffé leurs vues d'un nom contraire à celui qui désignait l'hégélianisme, et à idéalisme opposé matérialisme. Cependant, dès que Marx utilise ce mot - dès les thèses sur Feuerbach - il précise qu'il ne s'agit pas de l'ancien matérialisme, mais d'un matérialisme nouveau. Entendez qu'il ne s'agit plus de ce matérialisme qui niait l'idéalisme, mais d'un matérialisme qui vient accomplir les données profondes de l'idéalisme hégélien. Marx lui aussi aurait pu dire : je ne suis pas venu abolir la loi, mais l'accomplir. Bientôt cette doctrine nouvelle va se nommer le matérialisme dialectique, et le qualificatif, ici, est le cordon ombilical qui assure le lien de ce nouveau matérialisme avec l'idéalisme hégélien, de qui il va tirer sa nourriture. Pourtant, c'est un matérialisme, dira-t-on. Sans doute. Mais la portée de ce mot n'était pas du tout la même chez les philosophes dont les systèmes portaient traditionnellement ce nom. A leurs yeux le monde était d'abord un lieu plein de bruit et de fureur. D'Épicure au baron d'HolBiblioteca Gino Bianco bach, c'était là un point invariable. Dans le monde physique comme dans le monde social, ils n'apercevaient qu'un tourbillon sans signification, où chaque mouvement particulier obéissait aux immuables lois de la nature, mais où les ensembles n'offraient au regard lucide ni ordre ni désordre, car les idées d'ordre et de désordre ne sont que les effets de nos préjugés, de nos intérêts et de nos passions. Relisons Holbach : Dans un tourbillon de poussiere qu'éleve un vent impétueux, quelque confus qu'il paroisse à nos yeux; dans la plus affreuse tempête excitée par des vents opposés qui soulevent les flots, il n'y a pas une seule molécule de poussiere ou d'eau qui soit placée au hazard, qui n'ait sa cause suffisante pour occuper le lieu où elle se trouve, et qui n'agisse rigoureusement de la maniere dont elle doit agir ... Dans les convulsions terribles qui agitent quelquefois les sociétés politiques, et qui produisent souvent le renversement d'un empire, il n'y a pas une seule action, une seule parole, une seule pensée, une seule volonté, une seule passion dans les agens qui concourent à la révolution comme destructeurs ou comme victimes, qui ne soit nécessaire, qui n'agisse comme elle doit agir, suivant la place qu'occupent ces agens dans ce tourbillon moral. ...C'est dans notre esprit seul qu'est le modele de ce que nous nommons ordre ou désordre ; comme toutes les idées abstraites et métaphysiques, il ne suppose rien hors de nous 1 • Le philosophe matérialiste voit en l'homme un fragment de la nature soumis à la même nécessité universelle que toute autre partie de la nature. Il accorde cependant au sage le privilège de s'affranchir dans une certaine mesure de cette servitude cosmique et d'accéder à la liberté intérieure en triomphant de ses préjugés et de ses passions. Et il imagine même que le sage puisse former l'idée d'un ordre social où l'exercice de la liberté serait plus aisé, et le proposer à ses concitoyens. I. Syst~me de la nawrc, Lonùr.:s 1770 (1re éJ.), pp. 51, 52 et 56-57.

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