Le Contrat Social - anno V - n. 4 - lug.-ago. 1961

QUELQUES LIVRES suprême: il demanda seulement le droit de nommer quelques juges supplémentaires, et ne put l'obtenir. Les Etats-Unis vivront donc avec leur aréopage, qui a sa place marquée dans le système complexe du gouvernement américain. Mais les lecteurs de M. Wolf penseront sans doute avec lui qu'il n'y a pas lieu d'introduire une institution de ce genre là où elle n'existe pas. Il est malaisé de gouverner les hommes, et il n'est pas souhaitable qu'un rouage irresponsable puisse à retardement venir ruiner les fondements d'une politique adoptée par les représentants de la nation. Cela n'était guère admissible au temps du libéralisme, lorsque la plupart des gens considéraient (à tort) la politique comme une suite d'actions isolées, et tenaient pour le meilleur gouvernement celui qui agissait le moins. Cela ne l'est plus du tout en un temps où une politique, par nécessité, tend à devenir une pensée mise en œuvre à travers le temps. YVES LÉVY. Psychanalyse et civilisation NORMAN O. BROWN : Erôs et Thanatos. La psychanalyse appliquée à l'Histoire. Traduction française. Paris 1960, René Julliard édit., 384 pp. PEU AVANT la seconde guerre mondiale, Freud, traitant du Malaise dans la civilisation*, évoquait le conflit des instincts de vie et des instincts de mort. C'est une suite à l'essai du père de la psychanalyse que N. O. Brown a entrepris de donner. Le titre américain Lif e and Death a été correctement traduit en grec ancien en invoquant les divinités Erôs et Thanatos. Le sous-titre spécifie qu'il s'agit d'une application de la psychanalyse à l'histoire. Il trompe· un peu, car il ne s'agit pas des faits de l'histoire, mais plutôt du concept d'Histoire que, sous l'influence d'un marxisme re-hegélianisé, on aime orthographier avec une majuscule. Pourquoi l'homme est-il un animal historique ? Il faut entendre la question en songeant que le développement de notre espèce n'appartient pas simplement aux cycles de la nature. On se doute un peu que la réponse d'un psychanalyste qui prétend tout expliquer par les concepts de sa discipline, et Jusqu'à l'irréversibilité du temps, doit faire intervenir le refoulement : l'homme est un animal historique parce qu'il est insatisfait ; s'il est insatisfait c'est parce qu'il est refoulé. Reste à expliquer le refoulement lui-même, et l'on craint aussi qu'il y ait cercle si l'on _prétend expliquer le refoulement par la civilisauon, en entendant par là, au sens larJe, tout ce qui distingue l'homme des autres arumaux ( donc l'homme primitif aussi bien que • Trad. française, Gallimard, 1934. Biblioteca Gino Bianco 243 celui qu'en un sens plus étroit on dit civilisé) : est-ce le refoulement qui fait la civilisation ou la civilisation le refoulement ? L'auteur américain, qui entend donner une suite à l'œuvre du maître, n'est pas un psychanalyste orthodoxe, mais plutôt un révisionniste qui s'attaque à l'objet même de la discipline puisqu'il met en doute l'efficacité de la thérapeutique individuelle en arguant du malaise dans la civilisation : peut-on guérir les individus en tentant de les adapter à une civilisation reconnue elle-même malade ? Il entend donc coiffer la psychanalyse orthodoxe par une philosophie de !'Histoire, en utilisant ce qu'il appelle le << schéma dialectique» commun à ce genre d'entreprise, de Herder à Hegel et à Marx. Ce schéma « dialectique » serait mieux appelé « théologique » puisqu'il repose sur le ternaire : Innocence, Faute, Rédemption. La Faute, pour N. O. Brown, c'est le moment où l'homme se sépare de l'animal. Il interprète sur ce point autrement que ne le faisait Freud l'opposition des instincts de vie et de mort en admettant qu'au niveau d'une condition purement animale le conflit n'existe pas : les animaux n'ont pas d'histoire parce qu'ils acceptent leur mort aussi tranquillement que leur vie. Tandis que Freud mettait son espoir dans un triomphe des instincts de vie sur les instincts de mort, N. O. Brown aspire à leur réconciliation, qui serait la Rédemption. En se lançant dans cette entreprise un peu apocalyptique, on voit qu'il est amené à faire un sort à cette partie de l'œuvre de Freud que les psychanalystes praticiens de la thérapeutique individuelle n'aiment guère à invoquer. D'une part, parce qu'ils craignent de s'exposer à de légitimes critiques venant d'une autre catégorie de spécialistes, de l'autre, parce qu'ils redoutent l'incidence sur leur clientèle d'un certain pessimisme thérapeutique inspiré par la notion de l'obstacle apporté à la guérison par l'hypothèse d'rin instinct de mort. Les essais sociologiques de Freud tels que Totem et Tabou, historico-sociologiques tels que Moïse et le monothéisme n'ont pas bonne réputation chez certains, qui leur reprochent de reposer sur une vue périmée de la primauté exclusive de la famille patriarcale, le vieux mythe darwinien du père anthropoïde féroce, une chronologie égyptienne douteuse. Quant à l'instinct de mort supposé par Freud, disons qu'il fait généralement l'objet chez les psychanalystes d'un véritable refoulement parce qu'un naturalisme progressiste leur paraît plus réconfortant pour eux-mêmes et pour leurs malades. Avec beaucoup d'ingéniosité, N. O. Brown tente de corriger à samanière, et les uns par les autres, les défauts imputés à l'œuvre du maître par les disciples apparemment les plus fidèles : il montre que Freud, dans ses dernières spéculations, dépasse effectivement sa première conception du rôle attribué au père dans la genèse du complexe d'Œdipe et que, pour le reste, il a posé le problème qui demeure

RkJQdWJsaXNoZXIy MTExMDY2NQ==