Le Contrat Social - anno V - n. 4 - lug.-ago. 1961

242 Et lorsque F. D. Roosevelt, pour tirer les EtatsUnis de leur plus grande crise économique, eut instauré le New Deal, les dispositions essentielles de son plan, déclarées anticonstitutionnelles, furent annulées par la Cour suprême. Après sa triomphale réélection de 1936, Roosevelt entreprit d'obtenir du Congrès une réforme de la Cour. Mais le prestige de celle-ci est tel qu'il ne put avoir gain de cause. 11 est vrai qu'entre-temps, épouvanté par la colère ·qui montait contre lui, le docte aréopage s'était, sans aucune pudeur, entièrement déjugé. Depuis, la Cour s'est assagie. Si elle a, avec un excès de prudence, évité de heurter de front la démagogie maccarthyste, elle a, en revanche, au cours des dernières années, soutenu l'Administration dans sa lutte contre la ségrégation raciale. Dans l'ensemble, cependant, le bilan de la Cour suprême n'est pas très brillant en ce qui concerne le contrôle qu'elle exerce sur les lois fédérales. Son activité à cet égard inspire encore moins le respect lorsque l'on considère comment, au cours de .ses quatre-vingts années de délire conservateur (1857-1937), elle a justifié ses décisions. Car la Constitution ne contenait nullement ce que disait la Cour suprême. Mais se fondant tantôt sur la lettre, tantôt sur l'esprit, tantôt sur ·l'histoire - et défigurant à plaisir l'histoire, l'esprit et la lettre même - allant jusqu'à interpréter les mêmes mots tantôt selon une méthode, tantôt selon une autre, la Cour était d'autant plus à son aise pour formuler des conclusions conformes à ses goûts qu'elle a depuis longtemps posé en principe qu'elle ignore les précédents et n'est pas liée par ses propres décisions. L'activité de la Cour suprême a souvent créé un profond malaise, et certains de ses membres - ceux dont l'opinion était minoritaire- ont maintes fois été les premiers à dénoncer les artifices juridiques de la majorité. On peut donc se demander comment la Cour a pu acquérir et conserver le droit de contrôle qu'elle exerce sur les lois fédérales. Or il se trouve que, dès avant la décision de 1803, les fédéralistes - c'est-à-dire les avocats du renforcement des pouvoirs fédéraux - ont été partisans de ce contrôle. M. Wolf cite (p. 30) le fédéraliste Gouverneur Morris disant en 1802 au Sénat qu'il fallait « protéger le peuple contre son plus dangereux ennemi, le protéger contre lui-même». Cela donne à penser que les événements de France ont pu jouer un rôle dans cette prise de position : certains fédéralistes eux-mêmes craignaient sans doute les excès d'un parti victorieux, ou bien pensaient qu'ils n'obtiendraient un accroissement du pouvoir fédéral qu'avec la compensation du contrôle judiciaire. Il y a néanmoins lieu d'être surpris de voir les partisans du pouvoir fédéral afficher une telle attitude. M. Wolf, qui signale ce paradoxe, ne l'explique peut-être pas de façon très convaincante. Il nous semble cependant que certaines circonstances historiques peuvent assez bien Biblioteca Gino Bianco , LE CONTRAT SOCIAL l'éclairer. Sous· la présidence d'Adams - c'està-dire jusqu'au 4 mars 1801 - les fédéralistes étaient au pouvoir. Or, à la fin de 1798, Jefferson déclenche une campagne pour faire déclarer anticonstitutionnelles par les législatures des Etats certaines lois fédérales votées par la majorité fédéraliste. Cette campagne n'avait pas encore porté ses fruits lorsque, chef des Républicains, il fut élu en 1800 pour succéder à John Adams. Avant de quitter ses fonctions, celui-ci nomme son collaborateur Marshall président de la Cour suprême (le 31 janvier 1801, et non en 1803 comme dit l'auteur p. 31, ou en 1802 comme dit la Grande Encyclopédie, qui recopie les erreurs de Hoefer). Président des Etats-Unis, Jefferson continue sa campagne. La décision prise en 1803 par la Cour suprême présidée par John Marshall semble donc avoir eu pour objet essentiel de revendiquer au profit d'un organisme fédéral un droit que Jefferson voulait créer au profit des Etats. Il ne s'agissait pas de mettre le Congrès en tutelle, mais de le mettre à l'abri des prétentions des Etats. L'opération était d'ailleurs menée avec une habileté mêlée de quelque humour : l'arrêt par où la Cour suprême s'opposait ainsi sur le plan théorique à Jefferson concernait une affaire où elle lui donnait satisfaction sur le cas d'espèce en annulant une mesure signée in extremis par John Adams et que John Marshall lui-même, alors qu'il était déjà président de cette Cour, avait contresigné en tant que secrétaire d'Etat. Lorsque, plus tard, la Cour suprême se mit à user avec quelque fréquence de son droit de contrôle sur les lois fédérales, ses décisions heurtèrent les sentiments de bien des gens. Mais M. Wolf rappelle que les constitutionnalistes lui reconnaissent cependant un rôle bénéfique : c'est que pendant cette même période la Cour, à maintes reprises, permit aux pouvoirs fédéraux de gagner du terrain aux dépens des Etats, en interprétant de façon très large le texte de la Constitution. De sorte que peu de gens lui étaient absolument hostiles, car ceux qui regrettaient son action contre les lois fédérales ~pprouvaient qu'elle restreignît les droits des Etats, tandis que les défenseurs des droits des Etats usaient à l'inverse du regret et de l'approbation. Or c'était la même procédure - le contrôle de la constitutionnalité des lois - qui servait à tout, et dans les deux cas la Cour usait d'une argumentation juridique analogue. Ainsi, n'ayant que peu d'ennemis déclarés et exerçant un immense pouvoir, la Cour suprême devait jouir d'un très grand prestige, car le public constate qu'un pouvoir est exercé, et n'est guère en état de critiquer les modes selon lesquels il s'exerce. De toute façon, il n'est jamais aisé de modifier un équilibre constitutionnel, et c'est sans doute dans un régime de séparation des pouvoirs qu'une transformation est le plus difficile à réaliser. Roosevelt en était si conscient qu'il ne chercha même pas à restreindre les fonctions de la Cour

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