• QUELQUES LIVRES lin.» Ce regret, bien des Américains pourraient l'exprimer, car eux non plus ne sont pas orphelins. Sur eux (en tant qu'ils forment un corps politique) veille une autorité paternelle dont les décisions sont sans appel: la Cour suprême a la charge de leur imposer le respect de la Constitution. Qui lui a confié cette charge ? Personne. Elle se l'est arrogée en 1803, et l'exerce depuis 1857, sans qu'on ait sérieusement songé à la lui contester. Comment exerce-t-elle cette charge ? Avec partialité, avec mauvaise foi, avec lâcheté parfois, de façon capricieuse et même contradictoire, sous l'impulsion des pires préjugés politiques, sociaux, voire raciaux. Bref, cet aréopage éprouve et manifeste toutes les passions politiques qu'on rencontre communément parmi les hommes. Et tel qu'il est, il a le pouvoir d'annuler les décisions du peuple des Etats-Unis exprimées par ses représentants, et il en use. Voilà ce qui ressort de la lecture du livre attachant, et souvent passionnant, de M. Ernst Wolf. Les institutions américaines ont, pour les juristes helvétiques, un intérêt évident. La Suisse étant elle aussi une fédération, certains de ses spécialistes sont tentés d'aller outre-Atlantique chercher leur inspiration. C'est ainsi qu'on n'a pas manqué de préconiser l'institution d'une Cour suprême helvétique calquée sur celle des Etats-Unis. M. Wolf présente là contre de solides arguments qu'il n'y a pas lieu d'examiner ici. Quant à la France, elle a depuis trois ans un Conseil constitutionnel, mais cette institution est tout à fait différente de la Cour suprême. Cette dernière en effet est fondamentalement un organisme judiciaire de qui relèvent tous les « cas fédéraux» et qui ne rend d'arrêt que sur des cas d'espèce. Et, d'autr~ part, la notion de Constitution n'est pas du tout la même en France et aux Etats-Unis. En France, les déclarations des droits de l'homme, les préambules aux textes constitutionnels sont des préliminaires philosophiques absolument dépourvus de portée juridique. La fonction essentielle de nos Constitutions est de définir les rapports des pouvoirs publics. Très simples sous la IIIe République - chacune des assemblées était souveraine pour repousser un texte de loi ou condamner le ministère, et elles étaient souveraines ensemble pour adopter la loi ou approuver le ministère - ces rapports sont devenus plus complexes. D'où la création du Conseil constitutionnel qui, chargé de prononcer dans les cas litigieux, ne s'exprime que lorsqu'il est consulté, et n'est consulté que sur les formes constitutionnelles d'une action politique dont il n'est pas habilité à examiner la substance. Ses avis sont essentiellement préalables et formels. Aux Etats-Unis, il en va tout autrement : des textes votés et promulgués dans les formes constitutionnelles sont ultérieurement annulés par la Cour suprême si leur contenu lui paraît contraire à la Constitution. Cela signifie qu'aux Etats-Unis la nation n'est pas souveraine : une iblioteca Gino Bianco 241 mesure qui a l'agrément des organismes fédéraux issus de l'élection - Chambre, Sénat et Président - doit encore obtenir celui de la Cour suprême. La Cour (pensent ses défenseurs) défend la Constitution contre les aberrations du parti majoritaire. Et si celui-ci veut passer outre à l'opposition de la Cour, il lui faut être assez fort pour faire passer un amendement à la Constitution. Cette façon de voir n'est pas illogique, puisque la Constitution a presque aussitôt été complétée par dix amendements qui constituent l'équivalent d'un Bill of Rights, d'une Déclaration des droits de l'homme. Les principes ainsi posés ont d'autant plus de poids juridique que, si nous sommes les héritiers de Rome et de son droit écrit, les Etats-Unis s'inscrivent dans la tradition anglaise du common law et de l'équité. Les dix premiers amendements forment donc une manière de code du droit naturel, dont les élus de la nation ne peuvent s'écarter sans se faire rappeler à l'ordre par les neuf experts de la Cour suprême fédérale. Il y aurait - en dépit de divers inconvénients politiques - quelque chose de grandiose dans cette subordination d'une nation à sa propre Constitution, si le contrôle était exercé par des sages. Mais les sages ne sont guère nombreux sur la terre, et il n'y a pas d'apparence qu'on en découvre neuf parmi les candidats possibles à la Cour suprême. En fait, cette Cour est composée d'hommes dont les passions ne sont contenues par aucune digue légale, car ils sont nommés à vie et leurs décisions sont sans appel. Comme en outre ils sont des experts, il n'est pas rare qu'ils aient, comme il est si fréquent chez les spécialistes, un esprit borné allié à cette astuce qui conduit à user de toutes les ressources d'un domaine qu'on connaît bien pour abuser la foule des profanes. En fait, depuis plus d'un siècle, la Cour suprême - M. Wolf l'expose de façon convaincante - ne s'est pas privée d'interpréter la Constifution selon ses préjugés et ses passions. Nous ne retracerons pas ici l'histoire des décisions prises par ce tribunal à l'encontre de la législation fédérale, histoire qui forme l'essentiel de l'ouvrage dont nous parlons. Rappelons-en cependant quelques traits. Elle commence avec une décision de 1857 qui ne fut pas sans influence sur le déclenchement de la guerre civile : sous couleur de sauvegarder les droits de la propriété, la Cour rompit délibérément, au profit des esclavagistes, l'équilibre maintenu jusqu'alors entre Etats esclavagistes et Etats anti-esclavagistes. Après la guerre civile, c'est en vain que le Congrès s'efforça, par un amendement à la Constitution, de contraindre la Cour à faire respecter les droits des Noirs : la Cour se hâta, par une interprétation tendancieuse, de vider cet amendement de toute substance. Plus tard, le Congrès tenta en vain d'interdire le travail des enfants, de limiter la durée du travail, de fixer des salaires minimaux. La Cour, sans se lasser, déclara toutes ces dispositions contraires à la Constitution.
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