234 Le spiritualisme hégélien est essentiellement trouble, tandis que le matérialisme marxien et surtout engelsien est rationnellement clair, ce qui explique peut-être qu'il soit un peu court et paraisse souvent une excroissance de la philosophie des Lumières, malgré sa composante titanique. Soulignons enfin que la conception hégélienne de la valeur spirituelle de la violence ne saurait être confondue avec celle de Nietzsche. A chacun ses vertus : le vieux Zarathoustra exaltait le courage et la générosité des maîtres ; le philosophe d'Iéna, la patience et la sournoiserie des esclaves. Il est entendu que Hegel a plus de sympathie pour la servitude que pour la domination, mais aussi une singulière façon de se ranger du côté des opprimés : c'est pour. leur signaler les vertus bénéfiques, occultes, cela va sans dire, de l'oppression en tant qu' oppression. On conçoit que, finalement, la figure du surhomme lui soit révélée sous les traits de cette sorte de serviteur-maître, le bureaucrate prussien. IL RESTE à s'inquiéter des sources d'un malentendu m1intenant établi. Aucun des classiques du marxisme, bolchéviks y compris, n'a, à notre connaissance, songé à dériver la théorie de la lutte des classes de la dialectique du maître et du serviteur. L'évidence prétendue de la filiation n'est d'ailleurs assumée qu'avec une certaine timidité par les autorités doctorales 13 • Nous croyons que la source intellectuelle la plus proche se trouve dans le syncrétisme conçu par Alexandre Kojève. Cet auteur, dont la pensée a beaucoup rayonné, est cependant peu connu du public qui propage ses idées, idées dont il refuserait sans doute aujourd'hui d'accepter les conséquences politiques les plus ordinairement admises. Kojève est le Supérieur inconnu dont les intellectuels progressistes - importante subdivision du «règne animal de l'esprit» 14 dans le monde contemporain - révèrent le dogme, ·souvent à leur insu. Dans les années qui ont précédé la seconde guerre monqiale, en France, la transmission s'est faite, par voie d'initiation orale, à un groupe de personnes qui se sont chargées d'en instruire d'autres, et ainsi de suite. C'est seulement en I 947 que, par les soins de Raymond Queneau, ont été publiées, sous le titre : Introduction à la lecture de Hegel, les leçons sur la Phénoménologie de l' Esprit professées de 1933 à 1939, à l'école des Hautes Etudes par Alexandre Kojève. Cet enseignement est antérieur aux spéculations philosophico-politiques de J.-P. Sartre et de M. Merleau-Ponty, à la 13, Cf. J. Hyppolite : Genèse et structure de la cc Phénoménologie de /'Esprit» de Hegel, 1946, p. 166; G. M. M. Cottier: !oc. cit., p. 52. . 14. PhE, loc. cit., t. 1., p. 374 sqq. Bibl.iotecaGino Bianco DÉBATS ET RECHERCHES publication des Temps modernes et à la nouvelle orientation d' Esprit, revues qui ont été les plus importants véhicules de la diffusion de l'idéologie progressiste en France après la libération. A partir de ce moment, on a respiré l'enseignement de Kojève avec l'air du temps. On sait que le progressisme intellectuel admet lui-même une subdivision, puisqu'il y a lieu de considérer ses deux espèces, chrétienne (Esprit) et athée (les Temps modernes) ; mais cette distinction, pour des raisons que la doctrine initiale permet d'éclaircir, ne revêt pas l'importance d'une scission. Nous avons parlé· de «syncrétisme» à propos de la doctrine élaborée par Kojève : c'est dans le sens où les historiens des religions ont employé ce terme pour qualifier la gnose post-chrétienne qui agglomérait autour du christianisme, généralement pour l'interpréter, mais au risque de l'adultérer, des éléments d'autre provenance, grecs aussi bien qu'orientaux. M. Kojève est le premier, à notre connaissance (il a cependant dû y avoir des antécédents, mais moins heureux), à avoir tenté de faire vivre intellectuellement et . moralement le ménage à trois : Hegel, Marx et Heidegger, qui a connu depuis lors un si grand succès. Dans un ménage à trois, quelqu'un vraisemblablement doit être trompé. C'est ce. qui d'abord nous avait donné de l'humeur contre une telle entreprise 15 • La sagesse aidant, nous confessons que nous aurions dû reconnaître à Kojève non seulement de l'ingéniosité, mais une sorte de génie, en partie mystificateur ou auto-mystificateur, mais qui commande l'admiration : sous le pseudonyme de Hegel, l'auteur exposait une pensée personnelle dont il a réussi à faire une sorte de lien. Au cœur de sa doctrine, l'auteur a plaçé la dialectique du maître et de l'esclave qu'il donne pour le texte fondamental, éclairant toute la sagesse de Hegel et permettant de mesurer son importance pour l'élucidation des problèmes de notre temps. De manière fort ingénieuse, il a su remonter directement de Martin Heidegger à Hegel, en s'épargnant ainsi de passer par l'intermédiaire «phénoménologique» husserlien dans lequel Sa.rtre, par la suite, s'est un peu embourbé: Heidegger, de nos jours, a défini l'homme comme un «être-pour-la-mort » et remis en honneur le vertige que procure la révélation du Néant. Mais Hegel avait déjà exalté le pouvoir de la « négativité » en caractérisant la mort comme le « maître absolu » devant lequel s'incline le futur esclave avant de céder à un maître plus prosaïquement humain. Or, puisque l'esclave est, par son travail, le pionnier de la civilisation, on peut rejoindre Marx qui, s'il a laissé échapper la révélation de la mort, a bien vu le rôle du travail dans la pensée de Hegel. Ainsi se fonde la sainte trinité : Heidegger a vu la mort mais non le travail; 15. cc Hegel était-il marxiste ? » in Revue internationalel janvier 1947.
RkJQdWJsaXNoZXIy MTExMDY2NQ==