Le Contrat Social - anno V - n. 4 - lug.-ago. 1961

200 nouvelle besogne par de nouveaux gâchis. J'applaudis de tout mon cœur à votre pensée de produire un jour toutes les opinions ; faisons-nous une bonne et loyale polémique ; donnons au monde l'exemple d'une tolérance savante et prévoyante, mais, parce que nous sommes à la tête du mouvement, ne nous faisons pas les chefs d'une nouvelle intolérance, ne nous posons pas en apôtres d'une nouvelle religion, cette religion fût-elle la religion de la logique, la religion de la raison. Accueillons, encourageons toutes les protestations, flétrissons toutes les exclusions, tous les mysticismes; ne regardons jamais une question comme épuisée, et quand nous aurons usé jusqu'à notre dernier argument, recommençons s'il faut, avec l'éloquence et l'ironie. A cette ·condition, j'entrerai avec plaisir dans votre association, sinon, non ! Même son de cloche chez Bakounine dès la fondation de la Première Internationale : sa polémique avec Marx est déjà révélatrice des ambiguïtés que recèle le concept même de « socialisme scientifique » : Ayant adopté pour base le principe que la science sociologique doit devenir le point de départ des soulèvements sociaux et de la reconstruction sociale, ils en sont arrivés nécessairement à la conclusion que la pensée, la théorie et la science étant, pour le présent du moins, la propriété exclusive d'un très petit nombre de gens, cette minorité [savante] devrait diriger la vie sociale ... Les mots : socialisme savant, dont on se sert sans cesse dans les ouvrages et les discours des lassalliens et des marxistes, montrent par eux-mêmes que le prétendu Etat populaire ne sera rien d'autre que la direction très despotique des masses populaires par une nouvelle et peu nombreuse aristocratie de réels ou prétendus savants. Le peuple n'est pas érudit, cela signifie qu'il sera tout à fait affranchi des soucis du gouvernement, il sera entièrement parqué dans l'étable des gouver- , 3 nes ... La « science » dont parle Bakounine ne ressemble-t-elle pas trait pour trait à l'orthodoxie du marxisme-léninisme ? Mais combien plus significative est la réponse de Marx : Le terme socialisme scientifique est employé seulement en opposition, au socialisme utopique qui veut inculquer au peuple de nouvelles billevesées au lieu de borner la science à la connaissance du mouvement social fait par le peuple lui-même 4 • Il n'est pas question dans ce texte serein des prétendues lois dialectiques qui régissent l'univers et encore moins d'une science intéressant « le chimiste, le biologiste, le physicien » 5 • Comment donc ne pas s'étonner de voir les marxistes mettre tant d'ardeur à confirmer les prévisions les plus pessimistes de Bakounine ? Celui-ci ironisait sur le « socialisme savant » et sur ~aprétention des « chefs du parti communiste» d'être les « professeurs » du prolétariat. Il ne savait pas si 3. Bakounine : L'Etat et /'Anarchie, 1873. 4. Marx-Engels : Contre /'Anarchie, Paris 1935, p. 47. 5. Pour employer les termes de F. Joliot-Curie : « Staline, le marxisme et la science» (Lettres françaises, n° 456, 12 mai 1953). ,Biblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL bien dire. Sous le couvert du « dépérissement de l'Etat», on a ressuscité des pratiques d'asservissement vieilles comme le monde, que toute une génération de marxistes formés à l'art de vider les mots de leur sens saluait comme autant de libérations de l'homme. Pourtant Marx, qui ne perdait jamais l'occasion de fustiger le « culte servile de ·l'Etat » sous toutes ses formes, avait exprimé le plus clairement possible ses vues sur ce qu'une propagande édénique appelle la « mission éducative de l'Etat socialiste ». Voici les réflexions que lui avait suggérées un article du programme du parti ouvrier allemand réclamant l' « éducation du peuple par l'Etat » : Une éducation du peuple par l'Etat est chose absolument condamnable. Déterminer par une loi générale les ressources des écoles primaires, les aptitudes exigées du personnel enseignant, les disciplines enseignées, etc., et, comme cela se passe aux Etats-Unis, surveiller à l'aide d'inspecteurs d'Etat, l'exécution de ces prescriptions légales,. c'est absolument autre chose que de faire de l'Etat l'éducateur du peuple ! Bien plus, il faut proscrire de l'Ecole au même titre toute influence du gouvernement et de l'Eglise (...) C'est au contraire l'Etat qui a besoin d'être éduqué d'une rude manière par le peuple 6 • On est loin, on le voit, de l'état de choses qui a permis à tel secrétaire général de régner en maître sur les sciences, les lettres et les arts. On est aux antipodes de la mentalité qui a poussé les «militants » du monde entier à identifier l' «édification du socialisme » avec une politique de planification en matière de culture dont le caractère proprement inquisitorial, sinon l'absurdité pure et simple, n'aurait dû échapper à personne. Mais habent suafata ideologiae: déjà dans l'Allemagne wilhelminienne le marxisme avait pris la forme d'une Weltanschauung universelle que les docteurs de la social-démocratie développaient tant bien que mal dans les universités populaires du soir ; transporté en Russie, il fit naître une Eglise orientale où le culte des icônes et l'appel constant au bras séculier ont fini par disjoindre complètement l'idéologie des idées dont elle était originel!ement issue. Le marxisme orthodoxe A LA PENSÉE du profanateur qui louait la bourgeoisie d'avoir dépouillé le monde du sacré s'est substitué un conformisme universel dont l'autorité politique fixe souverainement les modalités. Or cette étatisation de la vérité ne semble pas constituer un fait nouveau dans l'histoire russe ; elle est plutôt un caractère propre de l'autocratie moscoviœ fondée sur le souverain conçu, à la manière byzantine, à la fois comme chef politique et comme protecteur de la foi. C'est aussi à cette source «byzantine» que l'intelligentsia révolu6. Marx : Critique des programmes de Gotha et d'Erfurt, Paris 1950, p. 37.

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