Le Contrat Social - anno V - n. 4 - lug.-ago. 1961

194 possibilité évidente de faire autre .chose ». N_os historiens, eux, ont accru la confusion en reprenant l'idée - esquissée par Marrast, amplifiée par Cabet - de la République escamotée. Or, en 1830, les perspectives républicain~s étaient à peu près inexistantes. Si .Carrel le savait (comme aussi maint républicain de plus vieille roche que lui), n?us allons voir que Cabet ~e 1:~nullement cache, et que Marrast ne pouvait 1ignorer. EN CE QUI CONCERNE Marrast, à défaut de le citer lui-même, nous aurons l'occasion, plus loin, de faire état du témoignage d'Auguste Fabre, fondateur et directeur de la Tribune. Quant à Cabet, il écrit en 1832, dans le livre même où il s'élève contre l'intrigue qui a « escamoté » la révolution (p. 386) : Moi qu'on accuse d'être un républicain farouche, j'ai peut-être contribué, et certainement beaucoup plus que ceux qui m'accusent, à l'établissement de la monarchie (...) Je la croyais plus conforme à l'opinion publique, au vœu national. Et quand, le 1er août, des patriotes (...) réunis chez Lointier, pensaient à proclamer la république, je combattis cette mesure comme étant contraire elle-même à la souveraineté nationale, et comme pouvant faire éclater de funestes divisions 6 • D'autres républicains contemporains ont dit eux aussi qu'en 1830 leur faiblesse leur interdisait tout espoir. A Duvergier de Hauranne, qui rapporte le mot dans son Histoire du gouvernement parlementaire, Godefroy Cavaignac disait : « Nous n'avons cédé que parce que nous n'étions pas en force. » B. Sarrans jeune écrit en 1832 : « La proclamation de la République eût soulevé en France des craintes et une opposition presque universelles 7 • » Et dans une lettre datée du 8 août 1830 ( et publiée en 1839 dans les Lettres sur les prisons de Paris, t. I, p. 19), le fougueux Raspail s'écrie : Je l'avoue, mes prévisions se trouvent ébranlées par les vociférations de trente-deux millions d'hommes, qui, d'un bout de la France à l'autre, semblent ratifier, avec ivresse, le pacte qu'on a fait sans les consulter. 0 mon pays (...) si un roi seul peut te préserver des maux qui menacent tout peuple devenu trop tôt libre( ...) vive la nation ! mais aussi vive le roi ! Ainsi les républicains de 1830 apparaissent bien plus convaincus que nos historiens modernes de leur totale absence de poids politique au cours des journées de Juillet. Le récit même des événements confirme leur témoignage. A !'Hôtel de Ville, ils laissent siéger une Commission municipale où leur influence est quasi nulle. Et si l'on n'a guère d'égards pour eux, c'est qu'ils 6. Dans le même ouvrage, p. 97, Cabet écrit qu'en 1830, si l'on avait réuni un «Congrès» élu à un suffrage quasi universel, ce congrès aurait préféré la monarchie. 7. La Fayette et la Ré-volution de 1830, I, p. 262. A vrai dire Sarrans, secrétaire de La Fayette, tient à montrer que celui-ci ne pouvait rien faire pour établir la République. \BibliotecaGino Bianco LE CONTRAT SOCIAL n'ont sans doute qu'une audience limitée parmi les insurgés. Ont-ils été pris de vitesse ? Non certes. On ne peut les imaginer victimes d'une action politique menée pendant qu'ils se battaient : l'insurrection est tout à fait terminée lorsque le duc d'Orléans, le 31 juillet, se rend du Palais-Royal à !'Hôtel de Ville. Le duc, dans une ville où les insurgés sont encore en armes, circule sans arme, avec une escorte qui· n'est pas armée. Il est à cheval, derrière un tambour et quatre huissiers, suivi de Laffitte et d'une troupe de députés, il serre des mains d'ouvriers, et de l'aveu de Cabet lui-même, « jusqu'à la place de Grève, on entend des cris, tantôt pour le Duc, · tantôt pour Laffitte » (op. cit., p. 126). La place de Grève, sans doute, pose un problème. Or cet homme à cheval - et fort pâle, dit-on, ce qui ne lui donne pas la prestance et le prestige des héros - la traverse sans encombre, entre à l'Hôtel de Ville, et bientôt est a~damé a_ubal- " con par ce public de la place de Grève que Cabet dit républicain. Un peu plus tard, le duc retourne au Palais-Royal. A la sortie de l'Hôtel de Ville il est, selon Vaulabelle, acclamé par la foule de la place de Grève. Il est déjà reparti lorsque ceux qu'on nous présente comme les « républicains » de !'Hôtel de Ville ont 1~ sentiment qu'ils auraient pu poser des conditions et rédigent à la hâte le texte qu'on appellera le « programme de !'Hôtel de Ville». Mais il était trop tard, et d'ailleurs La Fayette, qui se rendit aussitôt au Palais-Royal, le garda dans sa poche 8 • Du moins cet incident démontre-t-il - personne ne l'a remarqué - que les prétendus républicains ont immédiatement accepté la nouvelle monarchie. Ils se concertent et griffonnent quelques lignes pour négocier après coup un appui qu'on , a négligé de leur demander : leur premier et unique acte politique implique reconnaissance du nouveau souverain. Ils s'adressent à lui comme au maître de demain alors qu'il n'est encore que « lieutenant général du royaume ». Quelques heures plus tard, Thiers conduira six d'entre eux au Palais-Royal, où ils verront le futur roi (sans lui parler du fameux programme, d'ailleurs), et cette entrevue confirme ce que laissait penser l'affaire du programme : les républicains espèrent désespérément avoir une petite influence sur le régime en formation, mais ils savent parfaitement que la forme même de ce régime ne dépend absolument pas d'eux. * >1- >1LE RÉCIT de Louis Blanc est à bien des égards celui d'un homme de parti plutôt que d'ùn historien. On a vu qu'il fait de LouisPhilippe 'la créature de Laffitte et de Béranger. 8. Certains historiens affirment ou laissent entendre que La Fayette lut ce programme au duc d'Orléans. Sur ce point aussi il semble qu'aient joué tantôt le désir de justifier La Fayette, tantôt le souci de gonfler le rôle des républicains. C'est un point trop secondaire pour que nous nous y attardions.

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