Le Contrat Social - anno V - n. 4 - lug.-ago. 1961

YVES LÉVY France» (p. 210). Comme on ne parlera du duc d'Orléans que le surlendemain, cette formule - apocryphe ou non - manifeste de façon aveuglante que d'avance le successeur attendu était le chef de la branche cadette. Mais l'auteur, semble-t-il, n'a voulu que distraire son public, et au lieu d'approfondir la signification de cette anecdote, il brosse un récit caricatural où l'appel au duc d'Orléans est présenté comme une improvisation totale, acceptée d'enthousiasme par des députés à la fois surpris et charmés d'une solution qui permet inespérément d'éviter la république. Nous terminerons cette revue sommaire des récits de 1830 par celui de cette collection «Clio» qui fait le point de nos connaissances historiques. Dans le volume Restaurations et révolutions, paru en 1953, les auteurs voient naître en 1830 un parti républicain et une opinion orléaniste : «On vit apparaître un parti républicain avec la Tribune de Marrast; d'autres envisagèrent une solution orléaniste, que prôna le National» (p. 89). Suit le récit classique de la révolution, rapidement prise en main par les républicains. Mais Thiers et Laffitte font approuver la candidature du duc d'Orléans : « En fait, les parlementaires libéraux avaient escamoté aux républicains leur révolution » (p. 90). Tous CES RÉCITS tendent à nous montrer que la victoire des républicains fut, comme disent plusieurs historiens, escamotée par les orléanistes. Le mot escamoter lui-même apparaît très tôt. Dès 1831, Armand Marrast va, dans la Tribune et dans sa brochure Document pour l' histoire de France, dénoncer les manœuvres du« parti d'Orléans » et affirmer que «la couronne de France avait été escamotée». L'année suivante Cabet, dans Révolution de 1830 et situation présente, parlera de« Révolution escamotée». Devonsnous cependant croire sur parole ces républicains au style agressif, voire coloré, moins soucieux certes de la vérité historique que du combat quotidien qu'ils mènent contre le régime ? Evidemment non. Ils ont eu pourtant leur part d'influence sur l'opinion des historiens, comme aussi Louis Blanc qui, dix ans plus tard, chantera à son tour l'insurrection républicaine, et nommera tout uniment Louis-Philippe la «royale créature » de Laffitte et de Béranger 4 • Armand Carrel, de qui les articles, rassemblés par Littré, sont particulièrement aisés à consulter, contribuera doublement à accréditer la légende de la machination orléaniste. Orléaniste lui-même dans les premiers temps, il expose complaisamment 4. Histoire de dix ans, 5c éd., Paris 1846, tome I, p. 301. Louis Blanc n'ignore cependant pas que le duc d'Orléans avait depuis longtemps des partisans dans la Charbonnerie elle-m!me, c'est-à-dire, sans doute, vers 1820-1823 : à deux reprises - pp. 303 et 352 - il signale que Manuel (mort en aoflt 1827) était leur chef de file. Ces deux mentions tr~• discr~tcs sont cependant les seules allusions qu'il fasse à l'orlbnisme d'avant 1830. Biblioteca Gino Bianco • J 93 le rôle des écrivains du National : «Ils menacèrent les Bourbons du sort des Stuarts ; ils peignirent l'état honteux de l'Angleterre avant 1688, et sa prospérité si soudaine et si belle après cette glorieuse révolution, qui n'avait été que la substitution d'une dynastie à une dynastie, d'un prince appelé par contrat à un prince ramené comme un maître par les événements» (le National, 30 août 1830). Aussi lorsque l'année suivante, dans sa brochure Document pour l' histoire de France, Marrast énonça que « le National, non tel qu'il est à cette heure dans les mains de M. Armand Carrel, mais tel qu'il était sous MM. Thiers et Mignet, servait d'organe à ce parti 5 », Carrel ne protesta pas. Mais lorsque, vers la fin de 1832, Cabet (ouv. cité, pp. 104 et 109) parle d'une conspiration orléaniste dont le National aurait été l'instrument, Carrel s'indigne : entretemps, il est devenu républicain. Oublieux de ses articles antérieurs, il affirme bravement : «Tout le monde sait qu'il n'eût jamais été question du duc d'Orléans, sans la victoire inespérée du 30 juillet, qui nous prit tous au dépourvu. » Et il soutient que Thiers et Mignet n'avaient jamais, auparavant, pensé au duc d'Orléans : « Jusqu'au 30 juillet, pas une ligne n'était sortie de leur plume qui méritât l'accusation portée par M. Cabet» (le National, 3 novembre 1832). Le surlendemain, revenant sur ce thème, il insiste sur le caractère fortuit de l'appel au duc d'Orléans, souligne que ce dernier n'a pas eu «même la hardiesse assez vulgaire d'un conspirateur », et il poursuit : «Le duc d'Orléans, dans un instant dont la rapidité a été inappréciable, a dû la lieutenance générale du royaume à l'impossibilité évidente de faire autre chose» (id., 5 nov. 1832). Carrel réussit ainsi le tour de force de servir de caution à deux explications erronées de l'avènement de Louis-Philippe. Dans sa période orléaniste, il gonfle l'importance de son journal et se garde de mentionner qu'il exploitait un lieu commun aussi ancien - voire plus ancien - que la Restauration elle-même. Dans un second temps, il ne songe plus qu'à dissimuler le rôle de son journal dans l'avènement d'un roi dont lui-même ni ses lecteurs ne veulent plus, et nie délibérément un puissant courant d'idées dont il ne pourrait faire état sans y situer le National. Il n'est pas douteux que Carrel a été lu par les historiens républicains. Assez bizarrement cependant, ils semblent, depuis la fin du siècle dernier, accepter ensemble les deux explications de Carrel, lesquelles, bien qu'également fausses, n'en sont pas moins parfaitement contradictoires. Et c'est ainsi qu'on voit couramment juxtaposer la campagne du National et l'improvisation du 30 juillet. Du moins Carrel parlait-il, on l'a vu, de « l'im5. Au parti orléaniste. La distinction de !vfarrast est en partie fallacieuse : dès l'origine Carrd a partagé l:l direction du journal avec Thiers et !v1ignet. Mais, depuis la révolution, il y est demeuré seul maitre, et se rapproche de plus en plus des adversaires du régime.

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