revue ltistorique et critique Jes faits et Jes iJées - bimestrielle - JUILLET-AOUT 1961 B. SOUVARINE ....... . YVES LÉVY .......... . K. PAPAIOANNOU .... . Vol. V, N° 4 Le programme communiste Les partis et la démocratie (IV) L'idéologie froide L'EXPÉRIENCE COMMUNISTE E. PAPAGEORGIOU.... Le communisme en Grèce NAOUM IASNY . . . . . . . Etapes du développement économique en U.R.S.S. PAUL BARTON . . . . . . . . Le système concentrationnaire soviétique DÉBATS ET RECHERCHES AIMÉ PATRI .......... . Dialectique du maître et de 1'esclave QUELQUES LIVRES LUCIENLAURAT: « Le Capital financier» Comptes rendus par KARLA. WITTF0GEL, YVES LÉVY, AIMÉPATRI, PAULBART0N CHRONIQUE « Nations Unies » : faux problème INSTITUT D'HISTOIRE SOCIALE, PARIS Biblioteca Gino Bianco
Au • sommaire des derniers numéros du CONTRAT SOCIAL JANVIER /96/ B. Souvarine Le national-socialismesoviétique Jane Degras Sur /,histoire du Comintern Léon Emery La colonisationdans l'histoire Aimé Patri Saint-Simon et Marx K. Papaioannou L'histoire au tribunal Francis Carsten Rosa Luxembourg E. Goldhagen Chimères et réalités du communisme E. Delimars Statistique et propagande MARS-AVRIL1961 Yves Lévy La France et sa Constitution B. Souvari ne Khrouchtchev et Mao Pierre Struve Le socialisme K. Papaioannou Classes et luttes de classes Th. Ruyssen « La Guerre et la Paix » R. J. Alexander L'action soviétiqueen Amérique latine * MICHEL BAKOUNINE LES CONQUlTES COLONIALEDSELARUSSIE MAI-JUIN /96/ B. Souvarine Méconnaissancede l'Est K. A. Wittfogel Mao : doctrine et stratégie Léon Emery Astronautique et politique Heinz Schurer la révolutionpermanente E. Delimars Mentalité des cadres en U.R.S.S. Paul Landy Dictature et corruption N. Valentinov et E. Mach Marxisme et philosophie , Chronique le sort des « Nations Unies» Ces numéros sont en vente à l'administration de la revue, 165, rue de l'Université, Paris 7e Le numéro : 2 NF Biblioteca Gino Bianco
kCOMBil SOCIII revue historique et critique Jes /11it1 et des idén JUILLET-AOUT 1961 - VOL. V, N° 4 SOMMAIRE Page B. Souvarine . . . . . . . . LE PROGRAMME COMMUNISTE . . . . . . . . . . . . . . . 187 Yves Lévy . . . . . . . . . . . LES PARTIS ET LA DÉMOCRATIE (IV) . . . . . . . . . . 191 K. Papaioannou . . . . . L'IDÉOLOGIE FROIDE.......................... 199 L'Expérience communiste E. Papageorgiou . . . . . LE COMMUNISME EN GRÈCE . . . . . . . . . . . . . . . . . . 208 Naoum lasny... . . . . . . ÉTAPES DU DÉVELOPPEMENT ÉCONOMIQUE EN U.R.S.S.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 215 Paul Barton....... . . . LE SYSTÈME CONCENTRATIONNAIRE SOVIÉTIQUE... 223 Débats et recherches Aimé Patri . . . . . . . . . . DIALECTIQUE DU MAITRE ET DE L'ESCLAVE. . 231 Quelques livres Lucien Laurat . . . . . . . LE CAPITALFINANCIER, de RUDOLF HILFERDING . . . . . . . . . 236 Karl A. Wittfogel . . . . . THEMOULDINGOFCOMMUNISTS, de FRANK S. MEYER.... 238 Yves Lévy . . . . . . . . . . . VERFASSUNGSGERICHTSBARKEUINTD VERFASSUNGSTREUIEN DEN VEREINIGTENSTAATEN, d'ERNST WOLF . . . . . . . . . . 240 Aimé Patri . . . . . . . . . . EROS ET THANATOS, de NORMAN O. BROWN........... 243 Paul Barton. . . . . . . . . . LA SITUATIONSYNDICALEEN U.R.S.S. . . . . . • . . . . • • . . . . . . . . . 244 Chronique «NATIONS UNIES» : FAUX PROBL~ME.......................................... 246 Livres reçus Biblioteca Gino Bianco
' DIOGENE Revue Internationale des Sciences Humaines Rédacteur en chef : ROGERCAILLOIS N° 36 : Octobre-Décembre 1961 FriedrichH. Tenbruck Donald Holzman Walter Adams SOMMAIRE La Jeunesse moderne. Une conception chinoise du héros. Economie, idéologie et politique aux Etats-Unis. ) Marie De/court . . . . . . . . . . Valeur sociale d'un rite religieux la première communion collective. Zygmunt Adamczewski . . . . L' Art est temporel. Stefan Morawski Ch ron iq u es Les Péripéties de la théorie du réalisme socialiste. K. A. Nilakanta Sastri . . . . . L'Inde moderne et l'Occident. RÉDACTIONET ADMINISTRATION: 6, rue Franklin, Paris-16e (TRO 82-20) Revue trimestrielle paraissant en quatre langues : anglais, arabe, espagnolet français. L'édition française est publiée par la Librairie Gallimard, 5, rue Sébastien-Bottin, Paris--7e Les abonnements sont souscrits auprès de cette maison (CCP 169-33, Paris) Prix de vente au numéro : 2 NF 60 - Tarif d'abonnement : France : 9 NF 20 ; Etranger : 12 NF · Biblioteca Gino Bianco
rev11e historique et critique Jes faits et Jes iJées Juillet-Août 1961 Vol. V, N° 4 LE PROGRAMME COMMUNISTE par B. Souvarine LES DISCIPLES de Staline ont lancé à travers le monde avec plein succès, le 30 juillet dernier, une nouyelle campagne supplémentaire de propagande sous forme du « Projet de programme du parti communiste de l'Union soviétique». A ce texte interminable où la rhétorique creuse et sonore alterne avec les affirmationsfausses et les promesses fallacieuses, la presse occidentale a fait écho et accueil comme on l'escomptait à Moscou, sous réserve çà et là de quelque scepticisme au sujet des promesses dont la réalisation, même sur le papier, est renvoyée aux calendes grecques. Le projet de programme laborieusement rédigé après trente ans de réflexion et de parturition par une armée de scribes aux ordres ne sera adopté qu'en octobre, au xxue congrès du Parti, mais il sert déjà de thème aux commentaires les plus trompeurs, d'un côté, les moins pertinents, de l'autre. En attendant que ce «projet » devienne définitif, il convient de se demander quel sort a été réservé aux deux programmes précédents dont le parti communiste de !'U.R.S.S. se réclame encore. En réalité le premier programme, celui de 1903, voté au ne congrès du parti social-démocrate ouvrier de Russie, n'était pas plus communiste au sens actuel du terme que le parti luimême : c'était un programme social-démocrate étroitement apparenté à celui d'Erfurt de la socialdémocratie allemande et à celui du « Parti ouvrier français »de l'époque. Il tenait lieu de programme à toutes les fractions social-démocrates de la Russie, y compris celle des menchéviks, jusqu'à la révolution d'Octobre, même jusqu'au congrès communiste de 1919, et par conséquent les bolchéviks n'ont aucun droit de le revendiguer en propre. Avant la guerre de 1914, les étiquettes de socialiste, de collectiviste, de social-démocrate, de communiste, étaient interchangeables et longtemps Lénine, pas plus que Marx et Engels avant lui, n'attacha de signification spéciale à l'une ou l'autre, quitte à préférer celle de communiste quand il voulut, à l'instar de ses prédécesseurs, se différencier des autres tendances socialistes. Le parti social-démocrate de Lénine Biblioteca Gino Bianco ne changea de nom qu'en 1918, un an avant de changer de programme. Le préambule de l'actuel «projet» ose avancer ce qui suit : En adoptant le premier programme à son IIe Congrès de 1903, le parti bolchévik appelait la classe ouvrière, tous les travailleurs de Russie, à lutter pour le renversement de l'autocratie tsariste, puis du régime bourgeois et pour l'instauration de la dictature du prolétariat. En février 1917, le régime des tsars fut balayé. En octobre 1917, la révolution prolétarienne détruisit le régime capitaliste tant exécré par le peuple. Pour la première fois dans l'histoire un pays du socialisme était né. Un monde nouveau fut mis en chantier. Le premier programme du Parti était réalisé. Or le « parti bolchévik» n'existait pas en 1903 ; le programme social-démocrate fut voté par un congrès social-démocrate, la scission qui divisa ensuite le Parti en bolchéviks et menchéviks concernant exclusivement un article des statuts et l'élection des rédacteurs de l'Iskra; les fractions se séparèrent, se rejoignirent, se séparèrent de nouveau, et la rupture finale ne se produisit qu'en 1912, avec la conférence de Prague qui, selon l' Histoiredu Parti officielleen 1938, « marque la naissance d'un parti de type nouveau, le parti du léninisme, le parti bolchévik» (p. 136 de l'éd. fr.). Le programme rédigé par Plékhanov avait été présenté au Congrès par la rédaction de l'Iskra dont cinq membres sur six, Plékhanov, Martov, Axelrod, Potressov et Véra Zassoulitch, devaient se rallier au menchévisme ; le sixième, Lénine, prit une part très active à la discussion de ce texte, proposa sa propre version et ses amendements, mais sans opposition doctrinale. « En février 1917, le régime des tsars fut balayé», dit le projet actuel, mais nullement par le parti bolchévik : il s'écroula par épuisement dû à la guerre, par incapacité de se réformer à temps et sous une poussée poEulaire dans laquelle aucun parti socialiste n'eut d influence majeure. « Notre parti ne joua pas un rôle décisif dans la révolution de février 1917, et il ne pouvait le faire, car la classe ouvrière était alors pour la défense nationale », écrit Zinoviev dans son Histoire du Parti communisterusse (p. 175 de l'éd. fr.). « En octobre
188 1917 » eut lieu non pas une « révolution prolétarienne », mais la prise du pouvoir par le Comité militaire révolutionnaire du Soviet de Pétrograd, ce qu'atteste toute la documentation antérieure aux falsifications de Staline et de ses disciples. En 1927 encore, la « Chronique des événements» à la fin du livre : Dix ans de politique extérieure de l' U.R.S.S., par M. Tanine (Ed. d'Etat, Moscou 1927), commence ainsi : « Novembre, 7. Révolution d'Octobre (prise du pouvoir par le Comité militaire révolutionnaire du P.S.D.O.R. (bolchéviks) à. Pétrograd). » Quant à savoir si « un pays du socialisme était né» et si « le premier programme du Parti était réalisé », c'est ce qui reste à examiner, les affirmations tranchantes ne tenant pas lieu de preuves. LE PROGRAMME social-démocrate de 1903 expose d'abord, en la résumant, la théorie économicosociale commune à la « social-démocratie internationale » et dite cc marxiste » au sens où K. Marx s'est plusieurs fois défendu d'être marxiste. On y retrouve les vues et notions héritées du socialisme français, de l'économie politique anglaise et des idées révolutionnaires européennes du XIXe siècle par les auteurs du Manifeste communiste de 1848 qui, cependant, n'en sont pas restés là. Il n'y a aucun mérite à constater en 1961 que l'évolution du monde industriel au cours d'un siècle n'a pas confirmé sur bien des points la doctrine élaborée par la première génération des marxistes, encore que tout ne soit pas erroné dans leurs perspectives schématiques. On a presque tout dit sur la concentration du capital, l'extinction des classes moyennes, la paupérisation des travailleurs, la périodicité des crises, les effets de la concurrence, l'inégalité sociale croissante, l'accentuation de la lutte des classes et la mission historique du prolétariat, concepts auxquels tant de faits et d'expérience apportent les correctifs nécessaires. Passant outre à cette paraphrase peu originale du marxisme, il faut s'arrêter au passage qui distingue ce programme de tous les autres dans la « socialdémocratie internationale», celui qui préconise la dictature du prolétariat : La condition nécessaire de cette révolution sociale est la dictature du prolétariat, c'est-à-dire la conquête par le prolétariat d'un pouvoir politique qui lui permette d'écraser toute résistance des exploiteurs. Les communistes actuels se vantent d'avoir . « réalisé » ce concept épisodique et nébuleux emprunté par Marx et Engels à Blanqui, mais ils commettent sciemment un vulgaire abus àe langage et une imposture multiple, car leur absolutisme n'a rien de commun avec ce que les << grands ancêtres » entendaient par dictature du prolétariat au XIXe siècle. Outre que le pouvoir d'un parti n'est pas celui du prolétariat, et qu'encore moins ne peut l'être le pouvoir à'une « oligarchie», selon la juste expression de Lénine désignant le noyau dirigeant du Parti, les bolchéviks en ont usé et abusé non seulement pour Biblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL écraser la résistance ou la non-résistance des exploiteurs, mais pour écraser cruellement les exploités, sacrifier par millions les prolétaires des villes et des campagnes, terroriser sans pitié les populations sans défense, et ils perpétuent leur pouvoir écrasant tout en se flattant depuis longtemps d'avoir supprimé les exploiteurs. Ni Blanqui ni Marx et Engels n'envisageaient la dictature du prolétariat, dont il se faisaient d'ailleurs une idée très vague, comme le pouvoir autocratique sans frein et sans limite d'une oligarchie s'imposant indéfiniment au prolétariat par une garde partisane, puis par une monstrueuse police secrète et par la terreur érigée en système. Les expédients et les improvisations de la guerre civile sont une chose, la systématisation de la violence en est une autre. « Regardez la Commune de Paris. Voilà la dictature du prolétariat», " écrivait Engels en 1891 dans son Introduction aux trois « Adresses » de la première Internationale sur la guerre franco-allemande et la révolution du 18 Mars. Il faut une grande ignorance ou une extrême effronterie pour voir dans le régime « monolithique » de Lénine parachevé sous Staline une répétition, revue et élargie, de la Commune parisienne, aventure instamment déconseillée par Marx avant d'être tentée par des jacobins, des bakounistes, des proudhoniens et des blanquistes. Le revirement de Marx après la défaite des Communards, inspiré d'un sentiment passionné de solidarité envers les travailleurs vaincus, n'infirme nullement ses critiques antérieures formulées de sang-froid. Dans son adresse sur La Guerre civile en France, il a fait œuvre d'apologiste, de militant, de « pamphlétaire» comme l'a remarqué Charles Longuet, son traducteur et préfacier, non de théoricien du socialisme soi-disant « scientifique ». Pourtant la lecture attentive de ces « pages enflammées», écrites en quelques heures à Londres et en l'absence d'informations sûres, laisse assez voir . en la Commune, élue au suffrage universel, une antithèse de la dictature soviétique sur le prolétariat, fondée sur l'abolition de tout suffrage et sur une cooptation oligarchique. Après. des généralités classiques dans la socialdémocratie de l'époque (lutte des classes, révolution sociale, mission historique du prolétariat, etc.), le programme de 1903 en vient aux conditions particulières à la Russie et préconise entre autres, après le renversement de l'autocratie tsariste, l'instauration d'une république démocratique, le suffrage universel, une Assemblée législative à chambre unique, de larges autonomies loéales, l'inviolabilité des personnes et du domicile, la liberté illimitée de conscience, de parole, de presse, de réunion, de grève et d'association, la liberté de mouvement, l'égalité des citoyens sans distinction de race et de nationalité, le droit des allogènes à disposer d'eux-mêmes, l'abolition de l'armée permanente, etc., revendications donf le parti communiste a pris exacte-
B. SOUV ARINE ment le contre-pied, ce qu'il appelle réaliser son programme. Vient ensuite une série d'exigences relatives à la protection des salariés, à l'assurance sociale : il suffira de reproduire le document en entier pour prouver qu'elles sont restées lettre morte. Enfin le programme déclare que « les transformations politiques et sociales ci-dessus mentionnées ne pourront être réalisées de façon conséquente et durable que par le renversement de l'autocratie et la convocation d'une Assemblée constituante librement élue par le peuple entier »: on sait comment les bolchéviks ont traité la Constituante, dissoute par la force après sa première séance, ce qui donne assez la mesure du cynisme inouï de la formule : « Le premier programme du Parti était réalisé.» LÉNINE ET BOUKHARINE sont les auteurs du programme communiste adopté au Congrès de 1919, commenté et popularisé dans une brochure de Boukharine à grand tirage (Le Programme des communistes, Moscou 1919), puis dans L'A.B.C. du Communisme, écrit la même année par Boukharine et Préobrajenski (deux noms rayés de l'histoire du Parti, et de son programme, par Staline et ses épigones). La première partie réitère les généralités théoriques du programme de 1903 en les actualisant et incorpore les thèses de Lénine sur l'impérialisme comme «stade suprême » du capitalisme, en y mêlant des assertions déclamatoires sur la dictature du prolétariat, de la polémique contre le socialisme réformiste, pour proclamer vers la fin que « le seul guide du prolétariat dans sa lutte pour l'émancipation est la nouvelle, la IIIe Internationale communiste » (supprimée d'un trait de plume en 1943 par Staline, qui a donc privé le prolétariat de son seul guide). Analyser ces considérations reviendrait à entreprendre toute une étude critique du «marxisme-léninisme»; aborder la deuxième partie, celle des promesses pratiques ou «concrètes », équivaudrait à passer en revue toute l'histoire du régime soviétique ; on se bornera donc à citer encore ici le préambule du « projet » de Khrouchtchev : En adoptant le deuxième programme au VIIIe Congrès de 1919, le Parti fixa pour tâche la construction de la société socialiste. Avançant par des chenùns inexplorés, aux prises avec les difficultés et les privations, le peuple soviétique mit en œuvre, sous la direction du parti communiste, le plan de construction du socialisme dressé par Lénine. Le socialisme triomphait en Union sooiétique, entièrement et définitivement. Le deuxième programme du Parti était également réalisé. Les maîtres du pouvoir communiste spéculent avec audace sur l'oubli et la crédulité du public en parlant d'avoir « réalisé» un programme qui affirmait d'emblée que «l'ère de la révolution prolétarienne communiste a vraiment commencé dans le monde entier » et qui dénonçait, parmi les « nouvelles formes d'associations internationales de capitalistes », la Société des Nations à laquelle Biblioteca Gino Bianco 189 l'Union soviétique finit par donner son adhésion. Mais avant de s'incliner devant le « triomphe » du socialisme, il importe de rappeler les points principaux du véritable programme que Lénine et Trotski firent valoir, dans leurs discours et leurs écrits, pour s'emparer du pouvoir en Octobre. Dès ses fameuses « thèses d'avril» (1917), Lénine soutient que les Soviets « sont la seule forme possible de gouvernement révolutionnaire », ce qui ne l'empêchera pas de reconnaître au Congrès de 1919 : « Ce ne sont même pas les bolchéviks qui ont élaboré la constitution des Soviets, mais les menchéviks et les socialistesrévolutionnaires... » (entre-temps, les vrais Soviets avaient cessé d'exister, faisant place à des comités nommés par le parti unique). Il propose la suppression de la police, de l'armée, du corps des fonctionnaires, ceux-ci devenant éligibles et payës au salaire moyen d'un bon ouvrier. Il souhaite « la convocation la plus prompte » de l'Assemblée constituante. Il veut un Etat comme celui « dont la Commune de Paris a été la préfiguration » et l'exemple obsessionnel de la Commune réapparaîtra dans la plupart de ses articles et brochures jusqu'au coup d'Etat. Il prétend que le pouvoir des Soviets serait « du même type » que la Commune, la police et l'armée étant remplacées par le peuple en armes, les fonctionnaires par des mandataires élus, ouvriers d'une « arme spéciale » rétribués comme ceux des ateliers. Il prêche l'hégémonie du prolétariat et des paysans pauvres en Russie, « le pays le plus petit-bourgeois de l'Europe». Il préconise « la liberté absolue de se séparer de la Russie, pour toutes les nations et nationalités opprimées ». Chaque jour, pour ainsi dire, il répète ses propositions et mots d'ordre en faveur de la Constituante, du pouvoir des Soviets sans police, sans armée ni bureaucratie professionnelles : ce sont les traits essentiels de sa «plate-forme», synonyme de programme. « Le développement pacifique de la révolution est possible et vraisemblable si tout le pouvoir est transmis aux Soviets. Au sein des Soviets, la lutte des partis pour le pouvoir peut se dérouler pacifiquement si la démocratie soviétique est totale», lit-on dans un article de fin septembre. Moins d'un mois avant Octobre, il confirme : « Les Soviets ayant pris la plénitude du pouvoir pourraient maintenant encore - et c'est leur dernière chance - assurer le développement pacifique de la révolution, l'élection pacifique de ses députés par le peuple, la lutte ~acifique des partis au sein des Soviets, la mise à 1épreuve, dans la pratique, du pro~amme des différents partis, la transmission pacifique du pouvoir d'un parti à un autre. » Il se disculpe du reproche de blanquisme en répudiant le pouvoir d'une minorité, comme de l'accusation d'anarchisme en reconnaissant la nécessité transitoire d'un Etat « du o/J)C de la Commune de Paris » préparant le dépérissement et la disparition de l'Etat. Il se prononce ,
]90 maintes fois pour la liberté de la presse, contre la peine de mort, pour le droit des allogènes à disposer d'eux-mêmes, pour la nationalisation du sol dont les soviets locaux attribueraient aux paysans la jouissance. Et encore après Octobre, au ue congrès des Soviets, Lénine déclare : «Même si les paysans suivent les socialistesrévolutionnaires, même s'ils donnent à ce parti la majorité dans la Constituante, nous dirons : soit. » On a peine à imaginer contraste plus saisissant entre les promesses de la veille et les réalités du lendemain, entre la théorie et la pratique. Rien n'a subsisté des thèses ni de la «plate-forme » de 1917, démenties en tous points par les faits. Un rappel succinct de tant d'illusions et tromperies prétentieusement «scientifiques» n'était pas inutile à l'intelligence du charlatanisme communiste en matière de programme. COMMENT le programme de 1919 a-t-il été «également réalisé » ? Ce document annonçait alors, sous la dictature du prolétariat, la fin de la division de la société en classes, de l'exploitation de l'homme par l'homme, et l' avènement d'un «type supérieur d'organisation économique et sociale ». Il dénonce le désarmement universel «comme une utopie réactionnaire ». Il vante le self-government local et régional, «sans aucune autorité nommée d'en haut», en régime soviétique. Il justifie la privation des droits politiques et «autres restrictions de liberté » comme nécessaires à titre temporaire exclusivement contre les «exploiteurs». Il prévoit l'extinction de «tout pouvoir étatique » avec la disparition des classes. Il promet «l'augmentation immédiate et à tout prix des produits les plus indispensables à la population». Il prescrit de confier aux syndicats professionnels «toute la direction de l'économie nationale». Il prévoit aussi des mesures pour «élargir le domaine de l'échange direct et préparer l'abolition des signes monétaires ». Etc .. Ce ne sont que des exemples qui dispensent de citer ligne à ligne un texte utopique et démagogique en son temps, désormais dérisoire. «Le plan de construction (sic) du socialisme, dressé par Lénine» est réalisé «entièrement et définitivement », affirme le préambule du nouveau programme. Or Lénine n'a cessé de ressasser que «le socialisme, c'est la suppression des classes », et il voyait dans la dictature du prolétariat «le prolongement de la lutte des classes» : il s'ens'Qitque socialisme et dictature sont incompatibles puisque dictature ne va pas saris classes et que classes ne coexistent pas avec socialisme. Cela n'embarrasse nullement les tenants actuels du <<marxisme-léninisme»,rompus aux exercices de logomachie et passés maîtres dans l'art de se moquer du monde. Forts des complaisances multiples qui favorisent leur propagande dans le cc camp impérialiste » et que rien ne contrecarre, forts aussi de l'ignorance ou de la crédulité des Biblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL milieux politiques ainsi que des cc experts» de la presse, ils ont le front de claironner leurs réalisations socialistes fictives et d'offrir à qui veut les entendre une cc charte du bonheur », le nouveau programme. En 1930, les planificateurs de Moscou supputaient déjà des progrès industriels permettant d'achever cc dans l'ensemble la période de transition en 1935-36, laissant loin derrière nous le niveau actuel de production des Etats-Unis et probablement même le niveau qui sera atteint par eux à cette époque s'ils continuent à rester sous le régime capitaliste », prophétie tirée de L' U.R.S.S. dans dix ans, ouvrage de L. Sabsovitch qui rendait compte des calculs du Gosplan où il travaillait en collaboration avec Piatakov, Stroumiline et autres sommités de l'économie soviétique. A grand renfort de chiffres, le « plan général de la construction du socialisme » exposé par Sabsovitch tendait à prouver que cc nous " aurons rattrapé, peut-être dépassé, dans sept ans, le niveau actuel des Etats-Unis, le plus avancé des pays capitalistes, et (...) dans neuf ou dix ans, nous laisserons bien loin derrière nous le niveau qu'ils auront atteint à ce moment s'ils continuent à se développer dans les conditions capitalistes, c'est-à-dire s'il ne s'est pas produit pendant ce temps de révolution socialiste». Quant au rendement, il devait en 1940 cc dépasser de près du double le rendement horaire actuel de l'ouvrier américain » avec la journée de travail réduite à cinq heures et la semaine à deux ou trois jours (Moscou 1930. Ed. fr. du parti communiste, cc Bureau d'Editions », Paris 1930). Ce monument de prévision cc scientifique » mérite d'être consulté, à trente ans d'intervalle, pour mieux apprécier le nouveau projet de programme communiste soumis à l'admiration de l'espèce humaine. Il faudrait aussi se reporter à la littérature d'économistes distingués qui, depuis une quinzaine d'années, dissertent sur la gratuité prochaine du pain dans l'Union soviétique, car il est question de logements et de transports gratuits, sinon de pain, dans le prochain programme. Last, but not least, il y a seulement dix ans que l'Occident capitaliste était menacé d'une « transformation stalinienne de la nature » qui devait ouvrir une ère nouvelle dans l'histoire universelle : personne ne se soucie plus de ces plans grandioses, bourrés de chiffres, de graphiques et de diagrammes qui ont ébloui tant de bourgeois bien-pensants et que la « direction collective » a mis au rancart aussitôt après avoir embaumé leur génial inspirateur. Les précédents autorisent à attendre sans angoisse le xxne congrès du Parti où sera votée par acclamations la « charte du bonhéur » et dont le nombre de six mille pseudo-délégués, parmi lesquels des astronautes et des danseuses, donne une première idée du sérieux de la chose. B. Souv ARINE. (Pour faire tenir cet article en quatre pages, il a fallu sacrifier toutes les notes. Le sujet sera repris ultérieurement.)
L.BS PARTIS ET LA DÉMOCRATIE par Yves Lévy IV La révolution de 1830 VICIÉE à la source par les passions des témoins et la discontinuité des faits relatés, l'histoire est altérée ensuite par le travail de l'historien qui, à partir de cette information incertaine et fragmentaire, s'étudie à écrire un récit suivi, et se fonde sur l'évidence pour interpréter ses documents et en combler les lacunes. Un autre historien vient ensuite, qui interprète ce mélange d'évidences et de faits contrôlés. De nouvelles évidences - logiques ou passionnelles - s'imposeront à lui, qui n'auront plus guère de rapport avec le passé qu'il cherche à décrire. Le suivant fera pis encore. Et c'est ainsi qu'un événement historique peut passer pour bien connu alors que, d'ouvrage en ouvrage, la connaissance qu'on en a ne cesse de se dégrader. * ,,,. ,,,. QUI CROIRAIT que la révolution de juillet 1830 doive être mise au nombre de ces événements de plus en plus mal interprétés ? C'est pourtant de quoi il faut se convaincre lorsque l'on compare les récits avec les faits. De plus en plus, les récits tendent à se résumer en deux propositions. L'une est que l'appel au duc d'Orléans fut le fruit soit d'un complot récent, soit même d'une improvisation hâtive. L'autre proposition, c'est que les républicains formaient une masse redoutable et ont été victimes à la fois de la machination orléaniste et de l'indécision de La Fayette. Or ces deux propositions sont à peu près inadmissibles. On nous dit que le duc d'Orléans a été porté sur le trône par une campagne du National (journal fondé le 3 janvier 1830), voire par une inspiration de Laffitte ou de Thiers, surgie le 30 juillet dans le vide qui suivit la victoire populaire. Or nous avons montré dans un article précédent 1 que l'idée de la substitution du duc d'Orléans aux rois de la branche aînée n'avait cessé d'occuper les esprits au cours des seize ann~ de la monarchie restaurée. Nous avons 1. Contrat 1ocial, juillet 196o, pp. 214-215. Biblioteca Gino Bianco découvert un auteur qui, dès 1817, parle de « la meilleure des républiques». Nous avons cité dix textes, et nous aurions pu en citer trente. Nous aurions pu, notamment, rappeler que dès 1822 Paul-Louis Courier (dans sa première Réponse aux anonymes) se dit accusé par certains d'être orléaniste, tandis que d'autres lui disent : « Vous n'êtes point orléaniste (...) vous êtes républicain. » Le terme existait donc, et désignait indubitablement le partisan d'un nouveau régime. C'est d'ailleurs l'opinion de Littré qui (sans citer d'exemple) inscrit dans son Dictionnaire le terme orléanisme, et le définit : « Pendant la Révolution et la Restauration, opinion de ceux qui voulaient substituer la branche d'Orléans à la branche aînée des Bourbons.» Nous avons dit également pourquoi l'idée d'une substitution dynastique jouissait d'une telle faveur sous la Restauration : la monarchie constitutionnelle n'ayant, semblait-il, commencé à bien fonctionner en Angleterre qu'après la révolution de 1688, on en déduisait que la France, inévitablement, serait conduite à faire une révolution semblable. * ,,,. ,,,. OR ce courant d'idées a curieusement échappé aux historiens. Entièrement ? Non. Paul Thureau-Dangin, en 1876, faisait état de propos où Benjamin Constant, Salvandy, Manuel, Mignet, Montlosier, Lamennais rappelaient la fin des Stuarts (Le Parti libéral sous la Restauration, pp. 460-465). « L'illusion de cette ressemblance », concluait-il, a donné... .. .l'autorité et le prestige d'un précédent historique à un expédient qui, sans cela, n'eüt probablement attiré et satisfait personne. Elle a permis à des esprits fort soucieux de stabilité d'aller à la révolution, ou de s'y laisser conduire avec une sorte de sécurité. Il s'étendait ensuite longuement sur le rôle du National et notait que « nulle part le souvenir et la menace de 1688 n'étaient évoqués avec autant de persistance et d'audace» (p. 470).
192 En vérité cet historien n'a pas été éloigné de comprendre' le rôle du modèle ~storique .dans la révolution de 1830. Cepend~t, Il nf parvi~nJ pas à l'admettre, et préfère qualifier d « expedient_» le recours au duc d'Orléans. Sans doute y a-t-tl à cela deux raisons. En premier lieu, son information est insuffisante : les citations qu'il donne sont peu nombreuses, et médiocrement suggestives. Mais surtout, écrivant après coup, c~ conservate~ aperçoit la fragilité du régime de Jmllet, et _oublie que les contemporains étaient surtout sensibles à la durée du régime britannique. Jugeant le pa~allèle faux (mais c'est un jugement rétrospectif), Thureau-Dang1n en minimise l'importance historique. Et parce qu'il est convaincu que l'ab~ndon de la légitimité a ruiné en France le sentiment monarchique, il déplore cet abandon et se refuse à reconnaître que l'opinion publique avait été progressivement gagnée à cette idée comme à l'expression d'une nécessité historique. Que~qu~s années plus tard, dans s·a monumentale Histoire de la monarchie de Juillet, il ne mentionnera que très brièvement le parallèle hi~torfq~e. L:idée de faire une sorte de 1688 français, ecrira-t-tl ... ...n'était pas nouvelle., et l'on n'a pas oub~é quelle place elle avait prise., à la fin de la Restauration., dans les polémiques des opposants ; c' e~t pour. la la~cer et y préparer l'opinion., que M. Thiers avait fonde le National., de concert avec MM. Mignet et Carrel 2 • Ici, le parallèle avec les Stuarts est donn~ comme une idée récemment formulée, et à qui une campagne des fondateurs du National aurait, quelques mois avant la révolutio?,. J?rêté ~e l'éclat. Ce ne serait que sous le mrmstere Polignac .- _ledernier. de la R_es!a?rati?n-;- que la subst1tut1ondynastique aurait ete env1sageeC0?1ffie une solution. On notera que Thureau-Dangm ne parle pas de complot, comme républic~ns et socialistes ne manquèrent pas de 1~ faire ~ans les premiers temps de la monarchie de Jmllet. Et aucun des historiens postérieurs n'a pensé qu'il y ait eu complot.. Cel~ étant, il est ~ing1.1:lierqu~ ni Thureau-Dangin n1 aucun des historiens qui l'ont lu· n'ait fait réflexion que, puisque les dirigeants du National n'ont pas rencontré le duc d'Orléans avant les journées de Juillet, ni ne se sont concertés avec lui par personne interposée - le duc lui-même, d'ailleurs, se gardant jusqu'à la dernière seconde de manifester la moindre attirance pour la couronne - l'attitude d~ National sous le ministère Polignac demeure rigoureusement incompréhensible si on ne l'explique par le penchant des journalistes à exploiter avec éclat les convictions de leur public. Or c'est là évidemment le ressort de sa campagne. Dès 1814, nous l'avons montré, l'histoire des Stuarts est sous de nombreuses plumes, notamment celle, dogm~- tique, de Saint-Simon. Dès 1819, Augu~t1n Thierry - secrétaire et collaborateur de Samt2. Histoire de la monarchie de Juillet., Paris 1884., tome ~., p. 7. Cet ouvrage est toujours considéré comme le travail fondamental sur ce sujet. Biblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL Simon en 1814 - souligne que le parallèle ~es Bourbons avec les Stuarts est devenu un lieu commun. Il écrit : C'est une opinion aujourd'hui à la mode, ~ue de vanter la révolution anglaise de 1688., et de désirer des Guillaume III pour le salut et la vengeance des peuples 8 • Pendant dix ans encore, ce lieu commun fut ressassé, et lorsque se fornia ~e ?1llllstère Polignac, il apparut que les temps etaient venus: Les faits on en était sûr (et c'est cette certttude qu'e;primait le National), n',~llaien~pas _tard 7r à confirmer la nécessité de 1 evolut1on historique prévue depuis ta~t. d'années. Le. coup d'Etat fut publiquement predit dans leurs Journa~ par l~s adversaires du gouvernement. An~o1?-ct:~ep~s seize ans, le changement de dy~ast1e etait i~1nent. Les hommes avaient à peine à le vouloir : !'Histoire allait le réaliser sans eux. Voilà ce qm ressort d'une étude attentive de la Restauration. " POURTANTaucun historien ne s'en doute. Après Thureau-Dangin - dont on oubliera qu'il a relevé des allusions aux Stuarts antérieures à 1830 - presque aucun récit ne remonte au-delà de la campagne du National. Yictor du Bled, historien légitimiste, la mentionne en 1877. En 1889, Ernest Hamel, historien républicain, ne semble même pas avoir entendu parler du modèle anglais et de la r~vol~tion de 1688~ Il_ sait,, à yrai dire, qu'en 1830 Il existe un fort p~rtl orle~s~e, mais il ne se demande pas pourquoi. Dans 1 Histoire socialiste dirigée par Jaurès, Eugène Fournière ne connaît même plus l'existence du parti orléaniste, et montre Thiers et Laffitte « nouant l'intrigue qui doit placer le duc d'Orléans sur le trône». Au tome IV de !'Histoire de France contemporaine de Lavisse, Sébastien ,Charl~ty fait ~tat (p. 352) du parallèle avec la revolut1on ~gl~se. Mais il ne le fait remonter qu'à la publicat1on, en 1827, d'un livre de Carrel, ce qui do111:1eà penser qu'à ses yeux la campagne du National consista à exploiter l'idée d'un de ses rédacteurs. La substitution dynastique apparaît donc comme l'œuvre d'une petite équipe. Aussi Charléty nous montre-t-il un peu plus .loin (pp. 378 . sqq.) « l'intrigue orléaniste » triomphant des intentions républicaines des insurgés de Juillet. De même, le manuel d'histoire le plus répandu dans nos lycées depuis quarante ans expose que, « faite par les républicains, la révolution de 1830 avait été escamotée par les députés orléanistes ». Dans son Histoire des institutions politique$ de la France de 1789 à nos jours (Paris, Dalloz, 1952), M. J.-J. 'Chevallier nous montre Talleyrand à sa fenêtre regardant fuir la garde royale, et dictant sur-le-champ à son secrétaire : « Mettez en note que, le 28 juillet 1830, à 12 h 5 m, la branche aînée des Bourbons a cessé de régner sur la 3. Le Censeur européen, n° 144 du S nov. 1819, p. 3.
YVES LÉVY France» (p. 210). Comme on ne parlera du duc d'Orléans que le surlendemain, cette formule - apocryphe ou non - manifeste de façon aveuglante que d'avance le successeur attendu était le chef de la branche cadette. Mais l'auteur, semble-t-il, n'a voulu que distraire son public, et au lieu d'approfondir la signification de cette anecdote, il brosse un récit caricatural où l'appel au duc d'Orléans est présenté comme une improvisation totale, acceptée d'enthousiasme par des députés à la fois surpris et charmés d'une solution qui permet inespérément d'éviter la république. Nous terminerons cette revue sommaire des récits de 1830 par celui de cette collection «Clio» qui fait le point de nos connaissances historiques. Dans le volume Restaurations et révolutions, paru en 1953, les auteurs voient naître en 1830 un parti républicain et une opinion orléaniste : «On vit apparaître un parti républicain avec la Tribune de Marrast; d'autres envisagèrent une solution orléaniste, que prôna le National» (p. 89). Suit le récit classique de la révolution, rapidement prise en main par les républicains. Mais Thiers et Laffitte font approuver la candidature du duc d'Orléans : « En fait, les parlementaires libéraux avaient escamoté aux républicains leur révolution » (p. 90). Tous CES RÉCITS tendent à nous montrer que la victoire des républicains fut, comme disent plusieurs historiens, escamotée par les orléanistes. Le mot escamoter lui-même apparaît très tôt. Dès 1831, Armand Marrast va, dans la Tribune et dans sa brochure Document pour l' histoire de France, dénoncer les manœuvres du« parti d'Orléans » et affirmer que «la couronne de France avait été escamotée». L'année suivante Cabet, dans Révolution de 1830 et situation présente, parlera de« Révolution escamotée». Devonsnous cependant croire sur parole ces républicains au style agressif, voire coloré, moins soucieux certes de la vérité historique que du combat quotidien qu'ils mènent contre le régime ? Evidemment non. Ils ont eu pourtant leur part d'influence sur l'opinion des historiens, comme aussi Louis Blanc qui, dix ans plus tard, chantera à son tour l'insurrection républicaine, et nommera tout uniment Louis-Philippe la «royale créature » de Laffitte et de Béranger 4 • Armand Carrel, de qui les articles, rassemblés par Littré, sont particulièrement aisés à consulter, contribuera doublement à accréditer la légende de la machination orléaniste. Orléaniste lui-même dans les premiers temps, il expose complaisamment 4. Histoire de dix ans, 5c éd., Paris 1846, tome I, p. 301. Louis Blanc n'ignore cependant pas que le duc d'Orléans avait depuis longtemps des partisans dans la Charbonnerie elle-m!me, c'est-à-dire, sans doute, vers 1820-1823 : à deux reprises - pp. 303 et 352 - il signale que Manuel (mort en aoflt 1827) était leur chef de file. Ces deux mentions tr~• discr~tcs sont cependant les seules allusions qu'il fasse à l'orlbnisme d'avant 1830. Biblioteca Gino Bianco • J 93 le rôle des écrivains du National : «Ils menacèrent les Bourbons du sort des Stuarts ; ils peignirent l'état honteux de l'Angleterre avant 1688, et sa prospérité si soudaine et si belle après cette glorieuse révolution, qui n'avait été que la substitution d'une dynastie à une dynastie, d'un prince appelé par contrat à un prince ramené comme un maître par les événements» (le National, 30 août 1830). Aussi lorsque l'année suivante, dans sa brochure Document pour l' histoire de France, Marrast énonça que « le National, non tel qu'il est à cette heure dans les mains de M. Armand Carrel, mais tel qu'il était sous MM. Thiers et Mignet, servait d'organe à ce parti 5 », Carrel ne protesta pas. Mais lorsque, vers la fin de 1832, Cabet (ouv. cité, pp. 104 et 109) parle d'une conspiration orléaniste dont le National aurait été l'instrument, Carrel s'indigne : entretemps, il est devenu républicain. Oublieux de ses articles antérieurs, il affirme bravement : «Tout le monde sait qu'il n'eût jamais été question du duc d'Orléans, sans la victoire inespérée du 30 juillet, qui nous prit tous au dépourvu. » Et il soutient que Thiers et Mignet n'avaient jamais, auparavant, pensé au duc d'Orléans : « Jusqu'au 30 juillet, pas une ligne n'était sortie de leur plume qui méritât l'accusation portée par M. Cabet» (le National, 3 novembre 1832). Le surlendemain, revenant sur ce thème, il insiste sur le caractère fortuit de l'appel au duc d'Orléans, souligne que ce dernier n'a pas eu «même la hardiesse assez vulgaire d'un conspirateur », et il poursuit : «Le duc d'Orléans, dans un instant dont la rapidité a été inappréciable, a dû la lieutenance générale du royaume à l'impossibilité évidente de faire autre chose» (id., 5 nov. 1832). Carrel réussit ainsi le tour de force de servir de caution à deux explications erronées de l'avènement de Louis-Philippe. Dans sa période orléaniste, il gonfle l'importance de son journal et se garde de mentionner qu'il exploitait un lieu commun aussi ancien - voire plus ancien - que la Restauration elle-même. Dans un second temps, il ne songe plus qu'à dissimuler le rôle de son journal dans l'avènement d'un roi dont lui-même ni ses lecteurs ne veulent plus, et nie délibérément un puissant courant d'idées dont il ne pourrait faire état sans y situer le National. Il n'est pas douteux que Carrel a été lu par les historiens républicains. Assez bizarrement cependant, ils semblent, depuis la fin du siècle dernier, accepter ensemble les deux explications de Carrel, lesquelles, bien qu'également fausses, n'en sont pas moins parfaitement contradictoires. Et c'est ainsi qu'on voit couramment juxtaposer la campagne du National et l'improvisation du 30 juillet. Du moins Carrel parlait-il, on l'a vu, de « l'im5. Au parti orléaniste. La distinction de !vfarrast est en partie fallacieuse : dès l'origine Carrd a partagé l:l direction du journal avec Thiers et !v1ignet. Mais, depuis la révolution, il y est demeuré seul maitre, et se rapproche de plus en plus des adversaires du régime.
194 possibilité évidente de faire autre .chose ». N_os historiens, eux, ont accru la confusion en reprenant l'idée - esquissée par Marrast, amplifiée par Cabet - de la République escamotée. Or, en 1830, les perspectives républicain~s étaient à peu près inexistantes. Si .Carrel le savait (comme aussi maint républicain de plus vieille roche que lui), n?us allons voir que Cabet ~e 1:~nullement cache, et que Marrast ne pouvait 1ignorer. EN CE QUI CONCERNE Marrast, à défaut de le citer lui-même, nous aurons l'occasion, plus loin, de faire état du témoignage d'Auguste Fabre, fondateur et directeur de la Tribune. Quant à Cabet, il écrit en 1832, dans le livre même où il s'élève contre l'intrigue qui a « escamoté » la révolution (p. 386) : Moi qu'on accuse d'être un républicain farouche, j'ai peut-être contribué, et certainement beaucoup plus que ceux qui m'accusent, à l'établissement de la monarchie (...) Je la croyais plus conforme à l'opinion publique, au vœu national. Et quand, le 1er août, des patriotes (...) réunis chez Lointier, pensaient à proclamer la république, je combattis cette mesure comme étant contraire elle-même à la souveraineté nationale, et comme pouvant faire éclater de funestes divisions 6 • D'autres républicains contemporains ont dit eux aussi qu'en 1830 leur faiblesse leur interdisait tout espoir. A Duvergier de Hauranne, qui rapporte le mot dans son Histoire du gouvernement parlementaire, Godefroy Cavaignac disait : « Nous n'avons cédé que parce que nous n'étions pas en force. » B. Sarrans jeune écrit en 1832 : « La proclamation de la République eût soulevé en France des craintes et une opposition presque universelles 7 • » Et dans une lettre datée du 8 août 1830 ( et publiée en 1839 dans les Lettres sur les prisons de Paris, t. I, p. 19), le fougueux Raspail s'écrie : Je l'avoue, mes prévisions se trouvent ébranlées par les vociférations de trente-deux millions d'hommes, qui, d'un bout de la France à l'autre, semblent ratifier, avec ivresse, le pacte qu'on a fait sans les consulter. 0 mon pays (...) si un roi seul peut te préserver des maux qui menacent tout peuple devenu trop tôt libre( ...) vive la nation ! mais aussi vive le roi ! Ainsi les républicains de 1830 apparaissent bien plus convaincus que nos historiens modernes de leur totale absence de poids politique au cours des journées de Juillet. Le récit même des événements confirme leur témoignage. A !'Hôtel de Ville, ils laissent siéger une Commission municipale où leur influence est quasi nulle. Et si l'on n'a guère d'égards pour eux, c'est qu'ils 6. Dans le même ouvrage, p. 97, Cabet écrit qu'en 1830, si l'on avait réuni un «Congrès» élu à un suffrage quasi universel, ce congrès aurait préféré la monarchie. 7. La Fayette et la Ré-volution de 1830, I, p. 262. A vrai dire Sarrans, secrétaire de La Fayette, tient à montrer que celui-ci ne pouvait rien faire pour établir la République. \BibliotecaGino Bianco LE CONTRAT SOCIAL n'ont sans doute qu'une audience limitée parmi les insurgés. Ont-ils été pris de vitesse ? Non certes. On ne peut les imaginer victimes d'une action politique menée pendant qu'ils se battaient : l'insurrection est tout à fait terminée lorsque le duc d'Orléans, le 31 juillet, se rend du Palais-Royal à !'Hôtel de Ville. Le duc, dans une ville où les insurgés sont encore en armes, circule sans arme, avec une escorte qui· n'est pas armée. Il est à cheval, derrière un tambour et quatre huissiers, suivi de Laffitte et d'une troupe de députés, il serre des mains d'ouvriers, et de l'aveu de Cabet lui-même, « jusqu'à la place de Grève, on entend des cris, tantôt pour le Duc, · tantôt pour Laffitte » (op. cit., p. 126). La place de Grève, sans doute, pose un problème. Or cet homme à cheval - et fort pâle, dit-on, ce qui ne lui donne pas la prestance et le prestige des héros - la traverse sans encombre, entre à l'Hôtel de Ville, et bientôt est a~damé a_ubal- " con par ce public de la place de Grève que Cabet dit républicain. Un peu plus tard, le duc retourne au Palais-Royal. A la sortie de l'Hôtel de Ville il est, selon Vaulabelle, acclamé par la foule de la place de Grève. Il est déjà reparti lorsque ceux qu'on nous présente comme les « républicains » de !'Hôtel de Ville ont 1~ sentiment qu'ils auraient pu poser des conditions et rédigent à la hâte le texte qu'on appellera le « programme de !'Hôtel de Ville». Mais il était trop tard, et d'ailleurs La Fayette, qui se rendit aussitôt au Palais-Royal, le garda dans sa poche 8 • Du moins cet incident démontre-t-il - personne ne l'a remarqué - que les prétendus républicains ont immédiatement accepté la nouvelle monarchie. Ils se concertent et griffonnent quelques lignes pour négocier après coup un appui qu'on , a négligé de leur demander : leur premier et unique acte politique implique reconnaissance du nouveau souverain. Ils s'adressent à lui comme au maître de demain alors qu'il n'est encore que « lieutenant général du royaume ». Quelques heures plus tard, Thiers conduira six d'entre eux au Palais-Royal, où ils verront le futur roi (sans lui parler du fameux programme, d'ailleurs), et cette entrevue confirme ce que laissait penser l'affaire du programme : les républicains espèrent désespérément avoir une petite influence sur le régime en formation, mais ils savent parfaitement que la forme même de ce régime ne dépend absolument pas d'eux. * >1- >1LE RÉCIT de Louis Blanc est à bien des égards celui d'un homme de parti plutôt que d'ùn historien. On a vu qu'il fait de LouisPhilippe 'la créature de Laffitte et de Béranger. 8. Certains historiens affirment ou laissent entendre que La Fayette lut ce programme au duc d'Orléans. Sur ce point aussi il semble qu'aient joué tantôt le désir de justifier La Fayette, tantôt le souci de gonfler le rôle des républicains. C'est un point trop secondaire pour que nous nous y attardions.
YVES LÉVY Et de même qu'il veut ignorer l'importance de l'orléanisme en 1830, il exagère celle des républicains. Vaulabelle, républicain lui aussi, est avant tout un historien. Il commence sous LouisPhilippe son Histoire des deux restaurations dont le dernier volume - celui qui nous intéresse - paraîtra en 1853. Né au commencement du siècle, il est un contemporain, il a gardé un souvenir précis de l'atmosphère du temps. Et il semble avoir utilisé une documentation plus abondante qu'aucun de ses successeurs. Aussi mérite-t-il d'être cité longuement. Il nous donne d'ailleurs une des sources de la légende qui a cours à présent : c'est que les orléanistes, pour détacher les hésitants de leur fidélité à Charles X, n'hésitèrent pas à agiter l'épouvantail républicain. Commentant les souvenirs de Bérard, l'un des acteurs orléanistes de la révolution de 1830, Vaulabdle écrit 9 : En présentant l'opinion républicaine comme ayant pris en quelques heures des forces assez grandes pour se trouver déjà en mesure de disputer la place au duc d'Orléans, M. Bérard se faisait le complaisant écho d'exagérations habilement calculées par les partisans de ce prince ; spéculant sur les terribles souvenirs laissés dans les esprits par la dictature conventionnelle, ils s'efforçaient de triompher des hésitations de nombre de députés ou d'hommes timides en leur disant : « Si le duc d'Orléans n'est pas proclamé immédiatement, ce soir nous serons en République. » Et, pour fortifier la menace, non-seulement ils grandissaient outre mesure la puissance de l'opposition que rencontrait, en effet, parmi les combattants les plus énergiques la substitution immédiate, sans garanties préalables, d'un Bourbon à un autre Bourbon, mais ils donnaient aux membres de cette opposition un nom que ces derniers ne prenaient pas encore. L'opinion républicaine n' existait qu'en germe, pour ainsi dire, sous la Restauration, elle se trouvait, à la vérité, au fond des principes invoqués par les nouveaux opposants ; mais elle ne devint une doctrine, elle ne forma un parti, dans le sens politique de l'expression, et n'arbora ouvertement son drapeau qu'après l'avènement du duc d'Orléans. Jusque-là le mot de République ne fut pas ouvertement prononcé; du moins, on le chercherait vainement dans une seule des protestations ou des proclamations présentées soit à la commission municipale, soit à la Chambre des Députés, ou adressées à la population. Ailleurs (p. 326), Vaulabelle note que les journaux du 30 juillet, rédigés le soir du 29, c'està-dire juste à la fin des combats... ...ne renfermaient pas un seul mot qui pût faire encore pressentir la chute de Charles X et l'avènement d'une nouvelle dynastie. Ainsi Vaulabelle énonce clairement qu'il n'y avait pas, à proprement parler, de parti républicain, que le mot de république ne fut pas prononcé, que jusqu'à la fin de la lutte on ne songea guère à proclamer la déchéance d'un roi qui disposait de l'armée et que le lendemain même la partie ne se jouait qu'entre la fidélité 9. Hiltoirs des deux restaurations, 48 éd., Paris 1857, t. VIII, pp. 335-336. Biblioteca Gino Bianco 195 au roi et le ralliement au duc d'Orléans. En vérité, l'étude attentive de la révolution de 1830 ne permet de découvrir aucun fait qui infirme ces propositions de Vaulabelle. M lis voyons II?-aintenant ce que disent les historiens postérieurs. Né à la fin de la Restauration, Hamel n'est plus guère un contemporain. Dans son Histoire de la mon(lrchie de Juillet (1889), il fait le tableau des partis en présence au moment de la révolution et, oubliant qu'il y avait des partisans de Charles X, il parle des républicains, des bonapartistes et des orléanistes. C'est une présentation bizarre, car il y avait encore moins de bonapartistes que de républicains. Du moins sait-il que le parti orléaniste était « de beaucoup le plus nombreux ». Quant aux républicains, ils avai~nt, dit-il, « incontestablement pour eux le droit éternel. Cependant, ils n'avaient pas la prétention d'imposer leurs préférences au pays·. » C'est assez dire qu'ils ne comptaient guère (en se servant, nous allons le voir, d'une formule de la Tribune), mais c'est le dire de façon quelque peu tendancieuse. Il est vrai que deux ans plus tôt, à la fin de son Histoire de la Restauration (tome II, p. 724), il n'avait même pas mentionné le parti orléaniste, et tout expliqué en disant que « MM. Jacques Laffitte, Thiers, Mignet et le chansonnier Béranger s'étaient mis dans la tête d'offrir la couronne au duc d'Orléans ». AVECles historiens suivants - Georges Weill, Charléty - nous sautons brusquement à une génération nouvelle, celle qui a été élevée dans la période héroïque de la Troisième République, au temps où les républicains combattaient pour s'emparer de la République et l'empêcher de dériver vers une nouvelle monarchie. Leur œuvre se ressent parfois étrangement des luttes qui ont entouré leur jeunesse. Avec eux le rôle des républicains de 1830 va tout à coup grandir démesurément. Georges Weill les voit « jouer sur les barricades un rôle prépondérant » 10 , et il écrit ailleurs : « Rien n'était décidé encore le soir du 29 (...) Qui l'emporterait ? La république ou la monarchie ? 11 » Or il est certain que les insurgés ont presque tous eu pour cri de guerre : « Vive la Charte », et que, le soir du 29, ils se demandent ce que fera Charles X, qui est le roi et dispose d'une armée. La bataille est gagnée sans doute, mais ce sont les historiens qui le savent : les acteurs l'ignorent encore, et leur victoire ne leur apparaît que comme une base de négociation avec un adversaire puissant. Il y a plus curieux encore. Dans son Histoire du parti républicain (p. 25), 10. Histoire du parti rapublicai,i en Fra11cc, Paris 1928, p. 27. Nous citons d'après la nouvelle édition refondue. Dans la première éditio 1, qui est de 1900, les passages cités figurent dans des termes un peu différents. 11. L' Eveil des nation 1/icés (Coll. u Peu;,,le3 et Civilis 1tions »), Paris 1930, p. 101. ,.
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