Le Contrat Social - anno V - n. 3 - mag.-giu. 1961

revue historique et critique JeJ /aitJ et Jes iJéeJ Mai-Juin 1961 Vol. V, N° a MÉCONNAISSANCE DE L'EST par B. Souvarine QUAND la révolution démocratique de février 1917 renversa, en pleine guerre, l'ancien régime dans l'Empire de Russie, les cercles dirigeants de Paris et de Londres furent complètement surpris par l'événement qui allait priver « !'Entente » d'une puissante alliée et qui aurait assuré la victoire des Empires centraux si l'intervention des Etats-Unis, un mois plus tard, n'avait compensé la défaillance russe. Par « cercles dirigeants », il faut entendre les hommes d'Etat, les politiciens, les diplomates, les hauts fonctionnaires, les services secrets, les journalistes en renom, bref les « guides de l'opinion publique». Ces messieurs ne savaient pas ce qui se passait sur le front de l'Est et à l'arrière, ne comprenaient rien à l'épuisement de la Russie, à l'usure du tsarisme, à la fermentation révolutionnaire, aux aspirations populaires. • Quand la révolution d'Octobre supplanta le gouvernement provisoire de Pétrograd, les cercles dirigeants de Paris, de Londres et de Washington furent complètement pris au dépourvu et n'y virent qu'un malheureux épisode fomenté par l'Allemagne. Ils ne prenaient pas Lénine et Trotski au sérieux, ni leur coup d'Etat pour une entreprise durable. Tous prévoyaient l'effondrement du régime soviétique à brève échéance au lieu de regarder les réalités en face et de se préoccuper, soit de composer intelligemment avec ce nouveau régime, soit de lui en imposer. Comme disait Herzen au précédent siècle : « On écrit des livres, des articles, aes brochures en français, allemand, anglais ; on prononce des discours, on fourbit les armes (...) et la seule chose que l'on omet, c'est l'étude sérieuse de la Russie» (Kolokol,!1er janvier 1868). Quand les Alliés, c'est-à-dire les cercles dirigeants de Paris, de Londres et de Washington, s'avisèrent en 1918 de pratiquer une « politique Biblioteca Gino Bianco de la présence » en Russie soviétique, ils le firent en dépit du bon sens, sous forme de petits débarquements symboliques sur la périphérie, trop faibles pour exercer la moindre influence, trop intempestifs pour ne pas susciter un sursaut de résistance et des cris d'indignation. Encore de nos jours, les communistes font grand cas de ce qu'ils appellent si exagérément « l'intervention armée des impérialistes -» et de la victoire qu'ils prétendent avoir remportée sur des apparences. M. George Kennan, esprit pondéré s'il en fut, a bien raison de juger cette intervention comme une « faute énorme et irréparable » dont les bolchéviks seuls ont profité, tentative « insensée du commencement à la fin», tout en ayant bien tort de croire qu'elle ait déterminé l'hostilité soviétique envers le monde capitaliste (dans Russia and the West under Len.in and Stalin, Boston 1961). De bons vieux textes de Lénine et de Trotski prouvent sans conteste que leur régime a été plusieurs fois à deux doigts de sa chute : il a fallu l'ignorance et la légèreté des dirigeants occidentaux pour le consolider. Quand se tint la conférence de Gênes à l'instigation de Lloyd George en avril 1922, la signature du traité de Rapallo par Tchitchérine et Rathenau surprit les cercles dirigeants de Paris, de Londres et de Washington comme un coup de tonnerre dans un ciel serein (après coup, une version communiste insinue que Lloyd George avait eu vent de la tractation, mais sans preuves). A relire les pauvres commentaires étonnés ou scandalisés de l'époque, il y a de quoi désespérer les plus optimistes. Sans parler des réactions ébahies de nos chroniqueurs devant l'aisance de Tchitchérine en langues étrangères, ni des fureurs de nos bonzes devant ses propositions relatives à la propagande, au règlement des dettes, à la réduction des armements, à la coopération économique, bref à la coexistence pacifique.

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