172 infiniment plus importante que celle que Marx lui a attribuée. Pour ce dernier, la personnalité n'était qu'un sous-produit du milieu social et de la lutte de classes. Les grandioses découvertes et inventions scientifiques qui, sous nos yeux, transforment la vie et la face des sociétésmodernes, sont le témoignage de la puissance de l'esprit créateur, non des masses, non des classes, mais de personnalités, de milieux scientifiques hautement qualifiés, de chercheurs, de techniciens auxquels Marx n'avait pas même songé. Tout le premier volume du Capital n'est-il ·pas fondé sur l'idée de «la simple force de travail » - considérée comme l'unique force créatrice réelle de toutes les valeurs matérielles ? La thèse fondamentale de la sociologie de Marx : «Ce n'est pas la conscience sociale des individus qui détermine leur existence sociale, mais au contraire leur existence qui détermine leur conscience», ne peut être interprétée aujourd'hui comme le voulait le marxisme de la première époque. Aussi bien ne m'est-il évidemment pas possible de soutenir l'ensemble rigoureusement marxiste des conceptions que j'exposais dans ma lettre à E. Mach, écrite il y a plus d'un demisiècle, sans corrections fondamentales. Je parlerai tout d'abord des lettres de Mach, attendu que j'en ai reçu non pas une, mais trois. La première, autant qu'il m'en souvienne, de décembre 1907, est reproduite ci-dessous. Les deux autres ont disparu avec toutes mes archives en Russie en 1919. La dernière .datait de 1910. . Dans cette lettre très laconique, il se disait infiniment surpris de voir que la critique de ses opinions philosophiques, de ses conceptions de physicien était portée en Russie sur le terrain politique, auquel il se trouvait étranger. Il parlait de cela comme étant « unverstandlich », « ganz sonderbar ». De toute évidence, F. Adler avait informé Mach que quelques socialistes russes jugeaient ses conceptions politiquement réactionnaires et propres à servir « les intérêts de la bourgeoisie ». En tant que social-démocrate, F. Adler était parfaitement au courant de ce qui se passait dans le parti ouvrier social-démocrate de Russie. Il devait certainement savoir que dans Matérialisme et Empiriocriticisme, paru en 1909, Lénine, employant à l'égard de Mach les mots les plus grossiers, ne voyait en lui qu'un « commis savant de la classe capitaliste », le porte-parole d'une idéologie hostile au prolétariat. J'ai reçu la troisième lettre de Mach à la fin de 1910. C'était une réponse à l'envoi de mon livre Les Fondements philosophiques du marxisme, imprimé en 1908 à Moscou, et, pour une bonne part, consacré à la défense des idées de Mach contre les attaques de G. V. Plékhanov et de L. Axelrod (sous le pseudonyme d'Orthodoxe). J'avais envoyé mon livre à Mach, non certes · pour qu'il le lise (je savais pertinemment qu'il ignorait le russe), mais. pour lui témoigner ma profonde sympathie. A ma grande surprise, Mach m'informa qu'on lui avait traduit les principales thèses le concernant dans mon livre et Biblioteca Gino Bianee-- -_ DÉBATS ET RECHERCHES que « dans les limites où ses vues · m'intéressent, celles-ci sont exposées d'une manière exacte». Je me souviens très nettement des termes que je viens de souligner. Ils ont une grande importance. Parlant de «limites», Mach était parfaitement en droit d'employer une autre formule, à savoir: «dans les limites où je (Valentinov) connais ses conceptions ». · Le fait est que nous tous, marxistes-empiriocriticistes de l'époque, ne défendions qu'une partie des conceptions de Mach. L'autre partie échappait tout simplement à notre connaissance.· Nous tous - et pas seulement moi - fûmes très surpris en apprenant beaucoup plus tard que Mach avait été le «maître » du célèbre physicien Einstein, le fondateur de la théorie de la rela- " tivité, et que, parallèlement à la mécanique quan- . tique, une école de physiciens, sous la direction de l'éminent professeur Heisenberg, avait été créée, dont les conceptions s'étaient formées sous l'influence de la théorie de Mach. Nous ignorions l'évolution des concepts de ce dernier, laquelle évolution aboutissait à ceci, que, selon lui, le système géocentrique de Copernic égalait le système de Ptolémée. Pour être franc, il faut dire que nous ne prenions chez Mach que la partie la plus simple, la plus facilement assimilable de ses idées. Et elle nous était nécessaire pour secouer le joug d'une philosophie indigente qu'au nom de Marx défendait Plékhanov, philosophe officielJ du parti social-démocrate. La philosophie de Plékhanov nous apprit à nous bien pénétrer de cette « grande » vérité qu'il existe en dehors de nous un monde extérieur indépendant (Lénine s'acharnait à le rabâcher). Et cette philosophie-là. se flattait de connaître à coup sûr le rapport qu'il y a entre le psychique et le physique, la corrélation dans laquelle se situe « l'âme vis-àvis du corps». A une époque, Karl Vogt avait tranché très simplement la question : de même que les reins sécrètent l'urine, le cerveau sécrète les idées. La métamorphose du psychique en une espèce de chose comme l'urine, qui a du volume, du poids et de l'étendue, avait été par trop tournée en dérision pour que Plékhanov et Lénine pussent emboîter franchement le pas à Karl Vogt. Mais au fond, ils s'en éloignèrent très peu et ne firent que reprendre . les allégations de Vogt sous d~s termes ambigus, nébuleux, Erétendument scientifiques. Estimant qu'il n était pas possible de résoudre cette question capitale, compleKe, séculaire, au moyen d'une · pseudoscience des plus primitive, nous nous étions tournés, en cherchant d'autres méthodes pour l'élucider, vers Mach et Avenarius. Mais à peine étions-nous engagés dans cette voie que des clameurs menaçantes s'élevèrent. du côté des gardiens et porte-parole officiels de la vérité du · Parti: à qui vous référez-vous ? Mach et Avenarius ne sont-ils pas des solipsistes qui nient l'existence d'un monde indépendant de nous... En faisant appel à eux en tant qu'autorités, vous vous livrez à une révision inadmissible du mar-
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