166 La contradiction entre la doctrine de la propriété d'Etat et le monopole exercé par l'élite apparaît au grand jour en période de crise aiguë : les soulèvements hongrois et polonais stimulèrent la création de « conseils d'usine » et de « conseilsouvriers »dans nombre de pays d'Europe orientale en 1956 et 1957. Depuis lors, la participation ouvrière a été progressivement vidée de sa substance, même en Pologne, tandis qu'en Hongrie les « conseils d'usine » nouvellement établis n'étaient qu'un simulacre d'autorité conférée aux ouvriers. Ce serait pourtant simplifier à l'excès que de voir dans l'abîme qui sépare ceux « qui ont» de ceux qui « n'ont pas» et .dans la vague de crimes économiques qui s'ensuit une hostilité politique ouverte, violente et contagieuse. Les dernières années de stabilisation et de socialisation accélérée ont été caractérisées dans toute l'Europe orientale par un resserrement progressif de la contrainte politique et par une profonde léthargie des masses. Pourtant, les délits économiques, allant de larcins aux détournements de fonds publics, de la corruption à une grande variété d'activités de marché noir, ont pris des proportions désastreuses. La deuxième source des crimes économiques est le mépris dans lequel on continue à tenir les besoins du consommateur. Le rapport investissements-consommation d'avant 1956 accordant la priorité à l'industrie lourde a été partout maintenu. Bien que l'approvisionnement en . biens de consommation soit insuffisant aussi bien en termes absolus que par rapport au pouvoir d'achat, les plans économiques à long terme (1961-65) restent plus éloignés que jamais des principes du mécanisme de marché, de l'adaptation souple de l'offre et de la demande et d'une véritable décentralisation. En dépit d'une demande croissante, aucun des régimes d'Europe orientale n'a manifesté la moindre intention de modifier le .schéma du développement économique. Les ambitieux plans à long terme ne sont pas faits pour résoudre les problèmes immédiats du logement, des biens de consommation et des services. Pris dans l'enchevêtrement des tabous qui entourent les réalités économiques, les régimes se gardent bien de s'attaquer à l'un des facteurs fondamentaux, la structure artificielle des prix, qui crée un contraste flagrant entre le prix d'Etat d'une denrée rare et sa valeur réelle. Outre les dommages économiques (qui s'élèvent à des centaines de millions en monnaie locale), les régimes sont à juste titre alarmés de constater que les vols de biens de l'Etat, les détournements de fonds publics et les activités spéculatives sont, en fait, excusées et acceptées par la majorité des citoyens comme un moyen légitime de survivre. Voici ce qu'en dit un journal · polonais: · Le nombre de crimes économiques est-il en régression ? Suivant· les données officielles, .oui. Pourtant, quand on regarde autour de soi les yeux ouverts, quand Biblioteca Gi.no Biane-o L'EXPÉRIENCE COMMUNISTE on écoute ce que disent les gens, quand on observe la vie joyeuse de certains qui sont « matériellement » responsables de diverses institutions, on arrive à fa conclusion que le nombre de crimes économiques doit croître... Ces faits sont-ils vraiment si bien cachés que personne n'en sait rien ? Nullement. Ils ne sont difficiles à découvrir que pour les inspecteurs et difficiles à prouver devant les juges. Mais les voisins n'ignorent pas ce qui se passe. Ils savent, mais ils se taisent quand ils sont interrogés par la milice ou au tribunal ... (Rada Narodowa, 20 fév. 1960). Cette attitude implique un cynisme populaire largement répandu et une négation passive des· fondements de la théorie et de la pratique communistes. Une amélioration du niveau de vie et des concessions limitées peuvent calmer le sentiment général de mécontentement ; tout 1- • indique cependant de plus en plus que la structure économique et politique communiste - pour paraphraser une remarque bien connue de Lénine - engendre la corruption et l'immoralité « continuellement, tous les jours, à toutes les heures, spontanément et sur une échelle de masse... » Nature du délit· • ON PEUT distinguer, pour simplifier, quatre groupes principaux de « criminels économiques ». Le premier et le plus nombreux est composé d'ouvriers d'usine. Comme l'avoue un journal polonais, le vol de la propriété publique est devenu si commun qu'il a pour ainsi dire acquis le caractère respectable d'une coutume. La presse d'Europe orientale abonde en cas de chapardage 2 • A côté des problè~es chroniques de l'absentéisme des ouvriers et de la très grande instabilité de la main-d' œuvre, le vol à l'usine constitue l'objectif premier de la campagne pour la protection de la propriété socialiste. Le problème est particulièrement urgent en Hongrie et en Pologne, où l'existence d'un secteur privé limité est une source de complications en puissance~Dans le satellite le plus prospère, la Tchécoslovaquie, où l'entreprise privée a été liquidée en 1953, le chapardage cause des pertes de plus de 400 millions de couronnes par an (Nova Mysl, août 1957). Ces détournements prennent parfois une allure vaudevillesque: 81 ramoneurs de Prague furent accusés· devant un tribunal du peuple d'avoir «pêché» 1.700 kilos de saucisson par les cheminées d'une fabrique de charcuterie (Svobodne Slovo,Prague,23 décembre 1960). Autrement convaincantes pour expliquer ce chapardage que les mentions des communistes. aux « ennemis de classe» sont les dures réalités de la vie économique: inégalités excessives des salaires nominaux, avantages accordés par le 2. Prace, 26 mars 1958, décrit comment un ouvrier était parvenu à fabriquer huit chaudières de chauffage central pendant ses heures de travail normales 'et avec les matériàux de l'usine. Il les vendit ensuite 20.000 couronnes.
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