E. DELIMARS AINSI, la nécessité pour Khrouchtchev de justifier sa politique agricole en attribuant tous les échecs de 1959-60 aux déficiences et à la perversité des dirigeants a mis en lumière une autre plaie de la réalité soviétique - la triste mentalité des cadres. C'est un phénomène bien plus nuisible que la successionde mauvaisesrécoltes. Depuis 1930, le Parti ne cesse de proclamer le mot d'ordre : « Les cadres décident de tout. » Aucun effort n'a été épargné pour les former. L'évocation de « l'homme soviétique nouveau», parangon de toutes les vertus communistes, figure dans d'innombrables discours de Khrouchtchev et des autres grands dirigeants. Pourtant, force est de constater en 1961 quetous ces efforts, cet énorme appareil de propagande et d'éducation, tous les beaux discours n'ont pas réussi à former cet « homme nouveau », qu'il reste toujours une vue de l'esprit, tandis que les escrocs, les profiteurs, les voleurs et les prévaricateurs pullulent. La dure réalité impose une fois de plus une nouvelle épuration rigoureuse et un renforcement de la surveillance et de la répression. Non seulement les observateurs étrangers, souvent perméables à la propagande communiste, mais les citoyens soviétiques eux-mêmes s'aperçoivent que quelque chose est pourri dans le pays où deux générations furent formées sous la dictature du Parti. Pourquoi en régime socialiste, au lieu d'hommes probes, dévoués corps et âme à l'édification du communisme, ont-ils affaire à une masse de parasites qui mettent en échec les efforts de la direction du Parti ? La question fut débattue dans Kommounist, revue théorique du Comité central du Parti. Cette revue affirme, bien entendu, que la racine du mal est « le désir de la propriété privée, phénomène de la psychologie bourgeoise et habitude héritée du système d'exploitation » et non pas, cc comme le pensent beaucoup de camarades, une conséquence directe ou indirecte du système socialiste lui-même ». Et de conclure : Le principal moyen de lutter contre les survivances de la psychologie du propriétaire est l'établissement par l'Etat et par la société d'une surveillance rigoureuse et permanente de la quantité de travail fourni par chacun et de la quantité de sa consommation... Toute possibilité de voler la société doit être radicalement éliminée. Tout relâchement de cette surveillance est contraire à l'essence même du socialisme et ne peut que développer le penchant à la propriété privée 5 • Cette attirance des Soviétiques pour la propriété privée n'est, au fond, que le désir naturel d'améliorer sa propre situation et de procurer aux siens des conditions de vie acceptables. Les dirigeants n'ont pas tort quand ils voient dans ce penchant l'origine de tous les phénomènes antisociaux contre lesquels le Parti lutte en vain depuis toujours. Mais ils se trompent en affirmant que ces phénomènes S· u Qui ne travaille pas, ne mange pas», in Kommounist, M~scou., no 3 de févr. 1961. Biblioteca Gino Bianco 163 peuvent être extirpés par des mesures de surveillance et de répression assorties d'une propagande intensifiée. Le rétablissement de la peine de mort pour crimes économiques en date du 6 mai 1961 ne changera pas grand-chose à la mentalité des cadres. La période stalinienne a suffisamment démontré l'inefficacité de la peine capitale dans ce domaine. En U.R.S.S. comme ailleurs, le seul moyen de réduire ces phénomènes antisociaux est d'améliorer le bien-être matériel. Or en quarante et quelques années le régime soviétique n'y a pas réussi. Toute mesure en vue d'améliorer l'économie nationale impose aux travailleurs un effort toujours plus grand pour l'accomplissement d'un plan après l'autre et les tient sans cesse sous l'aiguillon omniprésent du Parti. Dans l'agriculture, beaucoup plus qu'ailleurs, les exigences du plan et de l'émulation socialiste obligent les paysans, dotés de moyens mécaniques insuffisants, à sacrifier au travail pour la collectivité leurs intérêts personnels, la culture de leurs lopins individuels et leur bétail privé. Ce qui ne fait qu'approfondir le gouffre jamais comblé entre la population et son encadrement communiste, entre « nous »et « eux »,cette formule d'opposition du langage courant des Soviétiques, malgré les dénégations de la propagande. A tous les échelons les cadres sont écartelés entre la pression constante des autorités et l'impossibilité d'exécuter les plans imposés. Le seul moyen pour eux de sortir de l'impasse est de recourir au mensonge, à la fraude, aux faux en écritures et de berner aussi longtemps que possible les autorités centrales par des comptes rendus triomphants de succès fictifs. Pareils à Ouldjabaev, ces chefs arrivent souvent à prospérer et à faire la fortune de _leursacolytes pendant de nombreuses années. La propagation de ce système d'autodéfense est grandement faciJitéepar deux facteurs. Le premier est la composition des cadres d'aujourd'hui. Ils sont, dans leur immense majorité, constitués par des hommes de trente à cinquante ou soixante ans formés psychologiquement et moralement sous la dictature stalinienne. Or, à l'époque seuls pouvaient se maintenir à la surface les communistes souples, sans scrupules et d'un conformisme inconditionnel vis-à-vis de l'arbitraire, donc complètement démunis de .tous principes fermes et foncièrement opportunistes. Le régime stalinien laissa en héritage à Khrouchtchev, lui-même représentant parfait de ce type d'homme, un appareil contre lequel il est à présent obligé de fulminer. Toute la hiérarchie du Parti et de l'Etat ne comprend maintenant que des gens pour lesquels tous les moyens de faire carrière sont bons. Le deuxième facteur est l'éthique marxiste dans sa version léniniste moscovite, obligatoire pour chaque membre du Parti. Le troisième thème du « Programme du cours d'éthique marxiste» développe les préceptes suivants : « Le communisme en tant qu'idéal moral et critère de la morale communiste. Le caractère objectivement moral des actions qui sont en harmonie avec la marche vers
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