156 Trotski, qui n'avait pu s'accorder avec aucune des fractions émigrées, était la seule personnalité de la social-démocratie russe qu'avaient engendrée les luttes de 1905. Le contraste entre son échec dans la lutte des fractions et son triomphe dans un mouvement révolutionnaire spontané ne pouvait qu'influer sur sa façon de voir. C'est dans cette atmosphère que Trotski et Parvus développèrent leur théorie de la Russie future en termes de plus en plus audacieux. Dans leur journal, N atchalo, la ligne préconisée en novembre 1905 allait bien au-delà de la préface de Parvus de janvier. Leur pronostic se fondait tout naturellement sur une nouvelle montée de la température révolutionnaire, sur la perspective de soulèvements dans les campagnes qui viendraient renforcer les ouvriers urbains. Déjà, un conflitavait surgi entre patrons et ouvriers à Pétersbourg; ceux-ci avaient réclamé la journée de huit heures et les patrons avaient répliqué par un lock-out. Dans son essai de 1908 sur la révolution, Tchérévanine, menchévik de droite., déplorait que les ouvriers, dans leur précipitation, aient divisé le front commun contre l'autocratie 4 • Trotski tira la conclusion opposée : la classe ouvrière, une fois réalisée la démocratie, serait forcée d'entrer en conflit avec les classes patronales, de prendre en main les usines et de les .gérer selon les principes socialistes. Comme la classe ouvrière urbaine mènerait la lutte pour la démocratie, la voie d'un ordre démocratique permanent ne pourrait être frayée que par la dictature du prolétariat. Cependant ce serait la tâche de toute une époque et non pas un but à atteindre du jour au lendemain. Cette vision· des processus historiques était en complet désacco~d .avec le p~ogr~e officiel du parti. La theor1e de la revolut1on permanente demeurait l'idée de deux francs-tireurs. Trotski est celui qui devait développer le concept dans un des documents les plus remarquables du marxisme du x:xe siècle 5 • EN 1906, alors qu'il était en prisori, Trotski, se, fondant sur, les ex~ér~encesde l'année passée, crea .sa synthese theor1que des doctrines du marxisme allemand de gauche et des leçons de 1905. Il exposa de nouveau en détail la thèse de Parvus. Plus tard, il devait forger le terme « dévelol'pem~nt combiné » pour _désigner le phénomene,d _empruntsc, ulturels par lesquels les dernières realisat1onsd un pays avancé sont implantées dans un pays arriéré, faisant surgir une cité à la Le Corbusier à côté de la tente de nomades. A un moment donné, il devait caresser l'idée que la psychologie d'Adler, avec son concept de sur4• A~ Tscherewanin : Das holetariat- und die Russisch, Revolutzon. - . 5. u Bilan et perspectives», in Notre Révolution, SaintPttersbourg 1906, pp. 224w86. Biblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL compensation d'un complexe d'infériorité, pourrait fournir un parallèle intéressant à la loi du déve- - loppement combiné. Le choc entre l'ancien et · le nouveau, centuplé par la violence du contraste,_ donnerait naissance à de fortes tensions en fonction desquelles Trotski voy~it la scène russe. Au début de 1905, sous le coup des _événements du 22 janvier, Parvus avait suggéré que la classe ouvrière russe serait en mesure d'instaurer ellemême la démocratie dans le pays. Du conflit entre les ouvriers et les patrons de Pétersbourg à propos de l'introduction de la journée de huit heures à la fin de la même année, Trotski avait tiré la conclusion bien plus hardie que la lutte pour la démocratie et la lutte pour le socialisme ne se feraient pas en deux temps, peut-être à ., des siècles d'intervalle, mais, dans les conditions d'un pays arriéré, seraient condensées en une seule. En Russie, la révolution démocratique à · demi achevée conduirait directement à la révolution socialiste qui parachèverait l'œuvre de 1793. La démocratie serait consolidée par le socialisme, et non le contraire ; d'où la nécessité pour la classe ouvrière urbaine d'apparaître aux masses rurales comme un libérateur, non comme un nouvel oppresseur. Une fois le paysannat rassemblé par le prolétariat sous la bannière de la révolution u!baine, l'armée passerait inévitablement aux vainqueurs. Dans son essai, Trotski, parvenu à ses conclusions après étude des traits particuliers du milieu russe et des leçons de la première année du soulèvement en Russie, entreprit d'étayer sa théorie en l'étendant au domaine international. L'idée d'un tel lien Est-Ouest avait déjà son histoire. En 1855, Herzen avait fait allusion, dans une lettre à Proudhon, au mot du roi de Savoie selon lequel la . réunification de l'Italie serait réalisée par l'Italie seule (« l'ltalia farà da sé ») : « La Russie, moins hautaine que la Savoie, non f arà da sé ; elle a besoin de la solidarité et de l'aide de tous les peuples d'Europe, mais d'autre part la liberté ne triomphera pas en Occident tant que la Russie demeurera un soldat du tsar.. » En 1905, les marxistes russes espéraient généralement que l'incendie s'étendrait de l'Est à l'Ouest, et dans ses prédictions Trotski liait solidement le sort de la Russie à celui de l'Europe, puisant largement dans les derniers écrits de Kautsky et de Parvus. En 1904, Parvus, avec son sens aigu de l' Aktualitât der Revolution, avait affirmé que le capitalisme inter• national 'était devenu un système étroitement imbriqué ; non seulement l'institution de la propriété privée, mais le système d'Etats nationaux était désormais une entrave au progrès économique et culturel. La clef d'un développement sans précédent des forces productives était entre les mains de la classe ouvrière internationale qui abolirait la propriété privée et en même temps l'Etat national 6 • Kautsky avait souligné 6. La Russie et la rhJolution, Saint-Pétersbourg 1906.
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