K. PAPAIOANNOU est visiblement confondue avec la production bourgeoise dans les villes affranchies] l' apparition des manufactures à côté des ateliers d'artisans... » Faut-il remarquer que le seigneur féodal n'a pu « renoncer » à un esclave qu'il n'a jamais possédé ? Que le travail libre s'était substitué au travail servile longtemps avant l'institution du servage ? Que les paysans furent attachés à la glèbe au temps de Dioclétien et de Constantin pour des raisons tout à fait différentes de celles qu'évoque Staline ou que pourrait évoquer toute interprétation technologique de l'histoire ? Enfin que, loin de représenter un quelconque progrès économique par rapport à l'économie antique, l'économie féodale présuppose la ruine de toute économie développée et engendre par sa nature même la stagnation économique ? Voici maintenant comment est « expliqué » le passage de la féodalité au capitalisme moderne, troisième et quatrième « époques » de l'histoire universelle : Les nouvelles forces productives exigent des travailleurs qu'ils soient plus cultivés et plus intelligents que les serfs ignorants et abrutis ; qu'ils soient capables de comprendre la machine et sachent la manier convenablement. Aussi les capitalistes préfèrent-ils avoir affaire à des ouvriers salariés affranchis des entraves du servage, suffisamment cultivés pour manier les machines convenablement ... Dans cette conception si profondément légitimiste, l'histoire apparaît comme l'œuvre exclusive des maîtres qui ont dû, chaque fois, « renoncer » à telle forme d'exploitation et « préférer » telle autre, moins tyrannique. Non parce que les exploités réclamaient plus de liberté, mais parce que les « nouvelles forces productives » exigeaient que les esclaves fussent moins ignorants et abrutis qu'auparavant. La « morale de seigneurs», que Nietzsche voulait préserver de l'influence pernicieuse de la « révolte des esclaves», se double ainsi d'une pseudo-philosophie de l'histoire qui réserve aux seules classes dirigeantes le droit de monter sur le Sinaï des forces productives. A dire vrai, le seul intérêt de cette « théorie » est de lever un peu le voile sur la topographie de la nouvelle « vallée des larmes »dont le marxisme orthodoxe constituait l' « arôme spirituel » 39 • En effet, les exigences des « nouvelles forces productives » étaient dûment indiquées : Autrefois, nous disions que « la technique décide de tout». C'est très bien. Mais cela est loin, bien loin de suffire. Pour mettre la technique en mouvement, il faut des hommes, des cadres capables de s'assimiler et d'utiliser la technique. Voilà pourquoi l'ancien mot d'ordre : « La technique décide de tout», reflet d'une période déjà révolue, doit être remplacé maintenant 39. Ce sont les termes qu'emploie Marx pour désigner l' • aliénation » religieuse. Biblioteca Gino Bianco 153 par ce mot d'ordre nouveau : « Les cadres décident de tout. » C'est là, aujourd'hui, l'essentiel 40 • C'est ce mot d'ordre que la pseudo-sociologie stalinienne érige en loi universelle : grâce à l'alliance avec le Dieu des forces productives, les cadres avaient, depuis toujours, décidé de tout. Aujourd'hui, rangés sous la bannière du Très-Haut, qui enfin a trouvé son héros éponyme, ils décident d'introduire le travail forcé dans les usines et dans les campagnes, comme, il y a quinze siècles, ils avaient décidé de « renoncer » à l'esclavage, et comme, mille ans plus tard, ils n'aimaient plus « avoir affaire» à des serfs : c'est à cette illusion infantile d'omnipotence que se ramène la vulgaire « sociologie de seigneurs » substituée à la dialectique « critique et révolutionnaire» du marxisme. DISONSpour conclure que là où Marx croyait formuler une théorie « moniste » ou unifiée du devenir social, nous trouvons en fait deux conceptions nettement distinctes des « forces motrices » de l'histoire. La description « objective» de l'évolution sociale comme progrès « continuel » des forces productives et la description « subjective » de la marche de l'histoire comme lutte de classes ne sont nullement aussi rigoureusement liées que Marx le pensait. Prises séparément, elles risquent de rendre inintelligibles les processus qu'elles sont censées expliquer. D'une part, les classes ne sont pas nécessairement des produits du développement économique ; les « classes fondamentales » ne sont pas essentiellement au nombre de deux ; les tensions « horizontales entre classes également dominantes ou tout au moins indépendantes sont aussi importantes, sinon plus décisives, que les luttes « verticales» entre exploiteurs et exploités. D'autre part, les crises révolutionnaires n'ont été ni provoquées ni appuyées par le surdéveloppement présumé des forces productives, et la dialectique de la lutte de classes est un mythe auquel Marx lui-même ne croyait pas. Bref, la séduisante synthèse n'est que de nom. Aussi, sur les membra disjecta du système, avons-nous vu finalement s'ériger ·des constructions de plus en plus mythologiques, complètement dépourvues de tout intérêt théorique, qui indiquent le tournant décisif à partir duquel le marxisme disparut à la fois comme idée scientifique et comme perspective prolétarienne pour ·devenir pédagogie totalitaire et idéologie de classe dominante. N'est-ce pas au nom du marxisme que fut écrasée la dernière en date des révolutions ouvrières ? KOSTAS PAPAIOANNOU. 40. Op. cit., II, 196.
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