Le Contrat Social - anno V - n. 3 - mag.-giu. 1961

152 nous nous demanderons quelle espèce d'hommes peut bien se mettre pareille idée en tête»36 • Est-il nécessaire de se demander à quelle espèce d'hommes appartenait l'auteur de cette image de l'histoire où Spartacus vainc Crassus, abolit l'esclavage et offre la couronne (et le knout) aux grands propriétaires fonciers.? La persi~tance ~! l' enracinement de cette imago, aussi grossiere que déformante, interdisent de l'attribuer aux tares individuelles de son auteur, par exemple à la seule ignorance. Elle se retrouve en effet dans le Manuel d'Économie politique, ouvrage collectif édité par l'Académie des Sciences de !'U.R.S.S. On y lit notamment, page 67 de la traduction française, que... ...les révoltes paysannes [de la fin du Moyen Age] ont (...) conduit en définitive à l'abolition du servage ... Lors des révolutions bourgeoises, les paysans fournirent le gros des forces qui renversèrent le régime féodal. Il en fut ainsi au cours de la première révolution bourgeoise dans les Pays-Bas, au XVIe siècle, pendant la révolution anglaise du XVIIe siècle, pendant la révolution bourgeoise en France à la fin du xv1ne siècle. Mais la bourgeoisie s'appropria les fruits de la lutte révolutionnaire de la paysannerie et se hissa au pouvoir sur les épaules de celle-ci. Comme on se trouve ·en dehors de l'histoire, on est dispensé de citer les faits qui infirment cette grotesque mythologie : seuls importent les motifs et les intérêts qui l'ont rendue possible, l'expérience qu'elle traduit dans le langage symbolique de la pseudo-histoire, la situation traumatique inavouable qu'elle projette dans un passé fait de phantasmes précisément parce qu'elle doit demeurer interdite au langage de la vie présente. Que dévoile donc cette pseudo-construction historique qui érige la « révolution trahie » et l'usurpation au rang de lois universelles de la lutte des classes, sinon le secret même de la naissance de la bureaucratie soviétique ? Selon le schéma marxiste, l'opposition des classes doit chaque fois aboutir à l'hégémonie de la classe précédemment exploitée et opprimée, ou bien à la chute de la société dans le chaos. Dans la version stalinienne, le rôle de la classe exploitée consiste uniquement à déblayer le terrain et à hisser au pouvoir une nouvelle classe exploiteuse. Entre les deux conceptions il y a une différence, non pas d'exactitude scientifique (elles sont toutes deux également fausses), mais de perspective historique et de « conscience de classe». La dialectique marxiste exprime la perspective printanière et les espoirs révolutionnaires du prolétariat de 1848, tandis que la conception stalinienne de la révolution, comme acte manqué des exploités qui ne parviennent chaque fois qu'à << remplacer les exploiteurs par d'autres exploiteurs», est la formule qui convient le mieux à une nouvelle classe dominante. Née 36. S. Freud New Imroductory Lectures, New York 1933, p. 49. Biblioteca Gino Bianco • LE CONTRAT SOCIAL de l'usurpation, celle-ci devait prospérer en soumettant à une nouvelle exploitation ces mêmes masses ouvrières et paysannes qui, sans le vouloir et sans le. savoir, lui avaient permis de « se hisser au pouvoir». Pourtant cette « théorie » faisait encore la part trop belle à la révolution pour être admise au panthéon idéologique du totalitarisme. Il n'y a donc pas à s'étonner si Staline en vint à formuler une nouvelle interprétation de l'évolution sociale où la lutte de classes et l'action révolutionnaire des exploités étaient tout simplement rayées de l'histoire, tenues pour nulles et non avenues. Une sociologie de seigneurs JusQu' ALORS on croyait, suivant le marxisme, que le passage d'un mode de production à un autre se faisait au moyen de la lutte de classes. C'est encore à cette fiction que sacrifiait Staline lorsqu'il parlait en 1933 de révolution victorieuse des esclaves et des serfs. Cinq ans· plus tard, la lutte des classes disparut complètement de la nouvelle conception des « lois du développement des sociétés» présentée dans la brochure sur le Matérialisme dialectique et historique. Dans le tableau cc du développement des rapports de production entre les hommes tout au long de l'histoire de l'humanité» 37 , ce n'est plus la révolution, même « trahie », qui joue le rôle d' « accoucheuse » historique, mais le développement « continuel » des forces productives et ... la volonté éclairée des classes dirigeantes qui ont eu constamment la sagesse de se plier aux exigences de la technique et d'adapter leur domi- . ' , . natton au progres econormque... Voici comment Staline « expliquait » le passage du mode de production esclavagiste au mode de production féodal, lesquels, dans la mythologie marxiste, sont censés représenter la deuxième et la troisième époques du développement historique de l'humanité : Les nouvelles forces productives exigeaient du travailleur qu'il fasse preuve d'une certaine initiative dans la production et d'un certain intérêt au travail. C'est pourquoi le seigneur féodal, renonçant à un esclave qui n'a pas d'intérêt au travail et est absolument dépourvu d'initiative, aime mieux (sic) avoir affaire à un serf qui possède sa propre exploitation, ses instruments de production et qui a quelque intérêt au travail, intérêt indispensable pour qu'il cultive la terre et paye sur sa récolte une redevance en nature au féodal 38 ••• , Ces cc" nouvelles forces productives » aux « exigences » desquelles correspondrait l'avènement de la féodalité, se caractériseraient principalement par « le développement continu de l'agriculture, .du jardinage, de l'industrie vinicole, de la fabrication de l'huile et [ici, la production féodale 37. Questions du léninisme, II, 259. 38. Ibid., II, 257.

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