Le Contrat Social - anno V - n. 3 - mag.-giu. 1961

146 « indifférents à ce qu'ils af pellent les inconvénients de l'ordre existant »1 , ou bien se posentils en fatalistes : «la misère n'est à leurs yeux que la douleur qui accompagne tout enfantement dans la nature aussi bien que dans l'industrie »16 • Les autres opposent le «bon » et le « mauvais côté», les «avantages» et les «_inconvénients»de la société, ceux-ci ~tant tout ce qui résulte de l'exploitation d'une classe par une autre. C'est, dit Marx, la manière typiquement petite-bourgeoise d'affronter le drame de l'histoire. Comme ils se refusent à admettre que le « mauvais côté », la classe exploitée et opprimée, est la condition d'existence de ce qu'ils appellent le «bon côté» de la société, les idéologues représentant les classes ou les couches historiquement condamnées ou incapables d'initiative historique, ne connaissent qu'un seul problème : « conserver le bon côté en éliminant le mauvais »17 • Ce faisant, ils suppriment l'histoire : ils ne comprennent pas que l'avenir se cache dans la face obscure de chaque société, que «c'est toujours le mauvais côté qui finit par l'emporter sur le côté beau » 18 • Que fût-il advenu, se demande Marx, si, « à l'époque féodale», on n'eût retenu que le « beau côté » de la société existante ? On eût donné un tableau «enthousiaste » des « vertus chevaleresques », du progrès économique, des harmonies corporatives, bref, « de tout ce qui constitue le beau côté de la féodalité ». Mais en éliminant « ce qui fait ombre à ce tableau : servage, privilèges, anarchie », on eût en fait annulé toutes les forces qui préparaient l'avenir, «anéanti tous les éléments qui constituaient la lutte et étouffé dans son germe le développement de la bourgeoisie» : on se serait posé «l'absurde problème d'éliminer l'histoire». A ces conceptions unilatérales qui ne connaissent que la seule histoire qui va du passé au prése~t, M~ oppose sa propre dialectique du deverur social : c'est la classe exploitée, « c'est le. m~uyais_côté qui produit le mouvement qui fait 1 histoire en constituant la lutte ». Pendant une première phase, l'ensemble du mouvement reste dominé par la création « continuelle » de forces productives nouvelles, la société se meut à l'~térieur des rapports institués par la classe dotn1nante, l'histoire est bien l'histoire des maîtres. Puis vient un moment où ces forces productives nouvelles deviennent révolutionnaires, c'est-à-dire réclament, pour être mises 15. MPh, p. 98. 16. Ibid., p. 99. C'est dans cette école cynico-fataliste que nous rangerons la plupart des • progressistes » actuels par_ e~emple M. Bettelheim, théoricien de la « planificatio~ s0e1aliste », définissant le travail forcé en U.R.S.S. comme une. « mesure ~sychophysique » de réalisation du plan c fondée sur la craint~, sur l'us~~e par les dirigeants de l'instinct de conservation des d1ngés » (La Planification swiétique 1945, p. 165). ' 17. Ibid., p. 89. 18. Ibid., p. 97. Biblioteca Gino Bianco ·LB CONTRAT SOCIAL en œuvre, le renversement des rapports de production existants. C'est alors que l'éveil de la classe exploitée devient la condition nécessaire du progrès: on s'aperçoit que, de toutes Ica forces productives, la force la plus productive est la classe réyolutionnaire elle-même. Car c'est elle qui porte l'avenir, et c'est d'elle que viendra la force subversive qui renversera l'ordre existant et imposera le « nouveau et supérieur » mode de production. Dialectique et mythologie AINSI CONÇUE, la «loi» qui commande au déroulement de l'histoire (ou plutôt de la « préhistoire» de l'humanité) n'est autre que la « dialectique». Car « ce qui constitue le mouvement " dialectique, c'est la coexistence de deux côtés . contradictoires, leur lutte et leur fusion en une catégorie nouvelle »19 • Le progrès est donc à base d'antagonisme - non pas de n'importe quel antagonisme, mais de celui qui résulte « fatalement» de l'agencement de la coopération productive. La lente ascension de l'humanité vers l'abondance finale, qui supprimera les classes aussi bien que la lutte des classes, est dialectique en ce sens qu'elle implique non seulement la scission de la société en deux classes irréductiblement hostiles, mais aussi la révolte de la classe exploitée et la création d'une « nouvelle et supérieure » forme de maîtrise et de culture. La dialectique enseigne que si l'on pose un certain terme A, sa négation non-A engendrera finalement un terme vraiment nouveau B. Imbu de cette notion de la négation créatrice, Marx ne se contente pas de constater la simple existence de l'antagonisme des classes : ce qu'il veut montrer ce n'est pas seulement que chaque mode de production engendre deux classes vouées à une lutte implacable, mais que cette lutte instaure chaque fois un régime économique et social « nouveau et supérieur ».Maîtres et esclaves, patriciens et plébéiens, seigneurs et serfs, maîtres et compagnons ont constamment mené une guerre à mort. Cela, babouvistes et saint-simoniens l'avaient déjà dit dans des termes presque identiques. Mais personne n'avait affirmé que cette lutte «a toujours abouti ou bien à une transformation révolutionnaire de la société tout entière, ou bien à l'effondrement simultané des deux classes en lutte». C'est là que réside l'originalité de Marx, mais c'est là aussi que le marxisme perd toute attache avec le réel et devient pure_mythologie. . En effet, le pouvoir démiurgique que Marx accorde à la classe exploitée découle bien plus des exigences de la « dialectique » que de la réalité des faits. Marx lui-mbne savait parf aitement qu'aucune des classes exploi.tées énumérée, dans le Manifeste n'a été capable de jouer le r8ls révolutionna,ire qu'il lui attribue. En aucun cas . 19. Ibid., p. 90.

RkJQdWJsaXNoZXIy MTExMDY2NQ==