Le Contrat Social - anno V - n. 3 - mag.-giu. 1961

revue liistorique et critique Jes faits et Jes iJées - bimestrielle - MAI-JUIN 1961 B. SOUVARINE ................ . KARL A. WITIFOGEL ........ . LÉON EMBRY ................. . K. PAPAIOANNOU ............ . HEINZ SCHURER • • • • • • • • • • • • • • Vol. V, N° 3 Méconnaissance de l'Est Mao : doctrine et stratégie Astronautique et politique Classes et luttes de classes (Il) La révolution permanente L'EXPÉRIENCE COMMUNISTE E. DELIMARS ................. . Mentalité des cadres en U.R.S.S. PAUL LANDY ................. . Dictature et corruption DÉBATS ET RECHERCHES N. VALENTINOV et E. MACH .. Marxisme et philosophie QUELQUES LIVRES Comptes rendus par PAUL BARTON, YVES LÉVY, MICHEL CoLLINET, Luc GUÉRIN CHRONIQUE Le sort des « Nations Unies » INSTITUT D'HISTOIRE SOCIALE, PARIS . Biblioteca Gino Bianco

Au • sommaire des derniers numéros du CONTRAT SOCIAL SEPTEMBRE/960 B. Souvarine Vent d'fst Richard L. Walker Le culte de Mao Michel Collinet Saint-Simon et l'évolution historique Léon Emery Tolstoï et l'ère des masses Naoum lasny Revenusdes paysans et des ouvriers en U.R.S.S. Paul Barion Une tranche de vie soviétique * THÉODORE JOUFFROY COMMENTLES DOGMESFINISSfN1 JANVIER /96/ B. Souvarine Le national-socialismesoviétique Jane Degras Sur l'histoire du Comintern Léon Emery La colonisationdans l'histoire Aimé Patri Saint-Simonet Marx K. Papaioannou L'histoire au tribunal Francis Carsten Rosa Luxembourg E. Goldhagen Chimères et réalités du communisme E. Delimars Statistique et propagande NOVEMBRE/960 B. Souvari ne Ombres chinoises W. W. Rostow Croissancedes nations Altiero Spinelli Démocratie et nationalisme Michel Collinet Saint-Simon et la « société ;ndustrielle » V. A. Maklakov Tolstoï et le bolchévisme S. Lochtin La guerre dans le roman soviétique * LioN TOLSTOI LIBERTÉ ET NÉCESSITÉ MARS-AVRIL196/ Yves Lévy La France et sa Constitution B. Souvarine Khrouchtchev et Mao Pierre Struve Le socialisme K. Papaioannou Classes et luttes de classes Th. Ruyssen « La Guerre et la Paix » R. J. Alexander L'action soviétique en Amérique latine , * MICHEL BAKOUNINE LE.SCONQUf.TESCOLONIALEDS E.LARUSSIE. Ces numéros sont en vente à l'administration de la revue, - 165, rue de l'Université, Paris 7e Le numéro : 2 NF Biblioteca Gino Bianco

k COMSBO.iŒII rev11e l,istnrif/11e et critique Jes faits et des iJén MAI-JUIN 1961 VOL V, No 3 SOMMAIRE Page B. Souvarine . . . . . . . . . . MÉCONNAISSANCE DE L'EST.. . . . . . . . . . . . . . . . . 129 Karl A. Wittfogel . . . . . MAO : DOCTRINE ET STRATÉGIE . . . . . . . . . . . . . 131 Léon Emery. . . . . . . . . . . ASTRONAUTIQUE ET POLITIQUE ........... ; . . 138 K. Papaioannou . . . . . . . CLASSES ET LUTTES DE CLASSES (Il) . . . . . . . . . 143 Heinz Schurer. . . . . . . . . LA RÉVOLUTION PERMANENTE . . . . . . . . . . . . . . . 154 L'Expérience communiste E. Delimars... . . . . . . . . MENTALITÉ DES CADRES EN U.R.S.S. . . . . . . . . . 159 Paul Landy . . . . . . . . . . . DICTATURE ET CORRUPTION . . . . . . . . . . . . . . . . . 165 Débats et recherches N. Valenti nov et E.Mach. MARXISME ET PHILOSOPHIE . . . . . . . . . . . . . . . . . . 171 Quelques livres Paul Barton. . . . . . . . . . . THE COMMUN/ST INTERNATIONAL, 1919-1943, de JANE DEGRAS • • . . . . • . . . • . . . • . . . . . • . . . • . . • . . . • . . . . . . . . • . 178 Yves Lévy . . . . . . . . . . . • lA CLASSE BOURGEOISE, SES ORIGINES, SES LOIS D'EXISTENCE,SON RÔLE SOCIAL, de FÉLIXCOLMET DAAGE; HISTOIRE DE lA BOURGEOISIE N FRANCED, ES ORIGINES AUX TEMPS MODERNES, de RÉGINE PERNOUD . . . . . . . 181 Michel Collinet. . . . . . . • I.E CAPITALISME N QUESTION, de JACQUES GERMAIN.. 183 Luc Guérin... . . . . . . . • • ROME ET SON DESTIN, de RAYMOND BLOCH et JEAN COUSIN • • • • . . . . • . . . • • . • • . • • • • • • • . • • • • • • • . . . . . . • . . 184 Chronique LE SORT DES << NATIONS UNIES » . . • . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 185 Livres reçus Bibli.oteca Gino Bianco

' DIOGENE . Revue Internationale des Sciences Humaines Rédacteur en chef ROGERCAILLOIS N° 35 : Juillet-Septembre 1961 SOMMAIRE IgnacioO/agüe . . . . . . . . . . . L' Etude des civilisations cornparées. Dina Dreyfus. . . . . . . . . . . . . Cinéma et langage. Adam Schaff............. Sur la rigueur de l'expression. Marcel de Corte . . . . . . . . . La Révolution machiavélienne. . I Alfred Métraux .... ·....... L'Empire des Incas : despotisme ou socialisme. Ch ro n I q u es AlexanderAnikst . . . . . . . . . Les Etudes shakespeariennes en U.R.S.S. LouisArénilla . . . . . . . . . . . . La Notion de résistance à l'Etat : le point de vue de Locke. RÉDACTIONET ADMINISTRATION: 6, rue Franklin, Paris-168 (TRO 82-20) Revue trimestrielleparaissant en quatt'e langues : anglais, arabe, espagnol et français. L'édition française est publiée par la Librairie Gallimard, --- 5, rue Sébastien-Bottin, Paris-78 Les abonnements sont souscritsauprès de cette maison (CCP 169-33, Paris) Prix· de vente au numéro : 2 NF 60 Tarif d'abonnement : France : 9 NF 20; Etranger : 12 NF Biblioteca Gino Bianco

revue historique et critique JeJ /aitJ et Jes iJéeJ Mai-Juin 1961 Vol. V, N° a MÉCONNAISSANCE DE L'EST par B. Souvarine QUAND la révolution démocratique de février 1917 renversa, en pleine guerre, l'ancien régime dans l'Empire de Russie, les cercles dirigeants de Paris et de Londres furent complètement surpris par l'événement qui allait priver « !'Entente » d'une puissante alliée et qui aurait assuré la victoire des Empires centraux si l'intervention des Etats-Unis, un mois plus tard, n'avait compensé la défaillance russe. Par « cercles dirigeants », il faut entendre les hommes d'Etat, les politiciens, les diplomates, les hauts fonctionnaires, les services secrets, les journalistes en renom, bref les « guides de l'opinion publique». Ces messieurs ne savaient pas ce qui se passait sur le front de l'Est et à l'arrière, ne comprenaient rien à l'épuisement de la Russie, à l'usure du tsarisme, à la fermentation révolutionnaire, aux aspirations populaires. • Quand la révolution d'Octobre supplanta le gouvernement provisoire de Pétrograd, les cercles dirigeants de Paris, de Londres et de Washington furent complètement pris au dépourvu et n'y virent qu'un malheureux épisode fomenté par l'Allemagne. Ils ne prenaient pas Lénine et Trotski au sérieux, ni leur coup d'Etat pour une entreprise durable. Tous prévoyaient l'effondrement du régime soviétique à brève échéance au lieu de regarder les réalités en face et de se préoccuper, soit de composer intelligemment avec ce nouveau régime, soit de lui en imposer. Comme disait Herzen au précédent siècle : « On écrit des livres, des articles, aes brochures en français, allemand, anglais ; on prononce des discours, on fourbit les armes (...) et la seule chose que l'on omet, c'est l'étude sérieuse de la Russie» (Kolokol,!1er janvier 1868). Quand les Alliés, c'est-à-dire les cercles dirigeants de Paris, de Londres et de Washington, s'avisèrent en 1918 de pratiquer une « politique Biblioteca Gino Bianco de la présence » en Russie soviétique, ils le firent en dépit du bon sens, sous forme de petits débarquements symboliques sur la périphérie, trop faibles pour exercer la moindre influence, trop intempestifs pour ne pas susciter un sursaut de résistance et des cris d'indignation. Encore de nos jours, les communistes font grand cas de ce qu'ils appellent si exagérément « l'intervention armée des impérialistes -» et de la victoire qu'ils prétendent avoir remportée sur des apparences. M. George Kennan, esprit pondéré s'il en fut, a bien raison de juger cette intervention comme une « faute énorme et irréparable » dont les bolchéviks seuls ont profité, tentative « insensée du commencement à la fin», tout en ayant bien tort de croire qu'elle ait déterminé l'hostilité soviétique envers le monde capitaliste (dans Russia and the West under Len.in and Stalin, Boston 1961). De bons vieux textes de Lénine et de Trotski prouvent sans conteste que leur régime a été plusieurs fois à deux doigts de sa chute : il a fallu l'ignorance et la légèreté des dirigeants occidentaux pour le consolider. Quand se tint la conférence de Gênes à l'instigation de Lloyd George en avril 1922, la signature du traité de Rapallo par Tchitchérine et Rathenau surprit les cercles dirigeants de Paris, de Londres et de Washington comme un coup de tonnerre dans un ciel serein (après coup, une version communiste insinue que Lloyd George avait eu vent de la tractation, mais sans preuves). A relire les pauvres commentaires étonnés ou scandalisés de l'époque, il y a de quoi désespérer les plus optimistes. Sans parler des réactions ébahies de nos chroniqueurs devant l'aisance de Tchitchérine en langues étrangères, ni des fureurs de nos bonzes devant ses propositions relatives à la propagande, au règlement des dettes, à la réduction des armements, à la coopération économique, bref à la coexistence pacifique.

130 Quand, après la mort de _Lénine, une _lutteintestine à Moscou opposa Staline à Trotski, le chœur unanimedes ignorants et des radoteurs en Occident, c'est-à-dire les « guides de l'opinion publique», salua en Staline l'homme raisonnable du cc socialisme dans un seul pays » et honnit en Trotski le théoricien dangereux de la cc révolution permanente ». Encore de nos jours, cette insanité réapparaît dans des livres indigestes. Quand Staline fit déporter et massacrer des millions de paysans et d'ouvriers, quand il mit en scène les cc procès en sorcellerie » pour exterminer les derniers communistes et terroriser tout un peuple, instaurant la torture et la peine de mort en permanence, l'admiration ne cessa de croître dans les pays démocratiques envers la plus sinistre brute qu'ait connue l'histoire. Quand Staline pactisa avec Hitler pour provoquer une nouvelle guerre européenne, dépecer la Pologne, s'emparer des Etats baltes, anéantir les Juifs, annexer des territoires et des populations sur toutes ses frontières, les « milieux bien informés » à Paris, à Londres, à Washington et ailleurs n'en crurent pas leurs yeux ni leurs oreilles. Quand le maître-fourbe du Kremlin fut double-crossed par son complice, laissa envahir la Russie jusqu'à la Volga et le Caucase, sacrifiavingt-cinq millions d'hommes pour reprendre le terrain perdu, on le sacra génie militaire et grand philanthrope dans les démocratiesoccidentales.On osa, en Amérique, l'appeler « Uncle Joe ». Ses pitoyables victimes furent vouées aux gémonies. Son nom déshonore toujours en France des rues et dès places. On glorifieencore l'innommable carnage de Stalingrad, œuvre atroce de deux paranoïaques. Quand Staline imagina le complot des médecins, des « assassinsen blouse blanche », pour perpétrer dans son empire un monstrueux pogrome final, les « milieux bien informés » en Occident ne trouvèrent pas à redire, estimant dans le meilleur cas qu'il n'y a point de fumée sans feu. Après la mort du tyran sanguinaire,la réhabilitation des médecins qui avaient survécu aux tortures donna lieu dans les mêmes milieux à des airs entendus et à des articles sensationnels, non à un examen de conscience. Il fallut le discours secret de Khrouchtchev au congrès du Parti en 1956pour mettre en doute la légende insensée du génial « Père des peuples ». Encore ne manqua-t-il pas de bonnes âmes pour tax~r. Khrouchtchev d'exagération, alors que ce stahnien.authentique, invétéré, n:avait avoué pour 1~ beso~s de sa cause qu'une infime partie des crimes mnombrables de son maître aussi lâche que cruel. Quand la succession de Staline fut ouverte, en mars 1953, les acolytes du défunt s'étaient empress!s ~'écarter M~enkov du_pouvoirsuprême, le Secretanat du Paru. Ils avaient leurs raisons de.craindre 1~ pl~s proche collaborateur du patron qw les terronsa si longtemps, et de lui préférer un Khrouchtchev relativement rassurant. Une fois de plus, les cercles dirigeants, les « milieux bien informés » et autr~ « observateurs » attitrés donnèrent Biblioteca Gino Bianco LB CONTRAT SOCIAL leur mesure et virent en Malenkov l'héritier de Staline, sous prétexte qu'il accédait au poste secondaire de président du Conseil des ministres ( organe subordonné au Comité centre! du Parti, donc au Secrétariat). Il faudrait des pages et des pages pour relever les idées fausses. admises en Occident au sujet de Malenkov, de ses vues sur la guerre, sur l'industrie et le reste. Idées fausses, ipsofacto, sur Khrouchtchev et sur les réalités du pouvoir qui entretient le trouble dans le monde. Quant aux écrits prétentieux sur « l'ère Malenkov »ou « l'heure Malenkov», il suffit d'en mentionner les titres pour en faire justice. On en arrive à la phase de l'histoire soviétique où Khrouchtchev tient la vedette. Comme pour la période précédente, nos « cercles dirigeants » et nos « milieux bien informés », qui naguère avaient vu en Staline un bienfaiteur de l'humanité et cru en la promesse communiste du « pain gratuit » avancée par des économistes distingués, adoptèrent tous les sophismes possibles et les contes à dormir debout qui alimentent à l'Ouest la méconnaissance de l'Est. Au catalogue des poncifs à la mode ont figuré successivement le rôle maléfique personnel de Béria, le prestige militaire de Joukov, l'influence politique des maréchaux, l'avènement de la technocratie et du bonapartisme, le challenge ou défi économique et, bien entendu, le libéralisme de Khrouchtchev. Les fusillades de Tiflis et les tueries de Budapest, sans compter les violences de langage et les menaces de recourir aux fusées, ne confirmaient pas précisément ce libéralisme, mais les explications abondent : Khrouchtchev, omnipotent autant que libéral, ne fait pas exactement ce qu'il veut ; il est en butte à un « théoricien » nommé Souslov (dont personne ne connaît la _ moindre théorie) ; il ne saurait se soustraire à la surveillance soupçonneuse d'un maréchal nommé Malinovski ; il doit aller aux ordres à Pékin et rendre des comptes à Mao Tsé-toung ; pour comble, enfin, il a maille à partir avec un redoutable Albanais. Voilà ce qu'on lit dans la presse bien-pensante qui puise aux « sources autorisées » et reflète l'opinion des cc hautes sphères» dirigeantes. Voilà pourquoi Khrouchtchev perd chaque occasion de se taire et cherche querelle aux démocraties à propos de Berlin. On s'est borné à résumer ci-dessus à grands traits un état des choses qui aide à comprendre la tournure des relations entre ce qu'il est convenu de désigner par Est et Ouest, tournure caractérisée par l'initiative incessante des uns et la défensive embarrassée des autres. On pourrait détailler ce canevas à l'infini, l'enrichir de maintes citations· et références. Il prouve assez que la soviétologie, ridiculisée jusqu'à présent par trop d'amateurs désinvoltes, devrait devenir une discipline sérieuse . afin que les tenants de la civilisation coJ1damnée par Khrouchtchev sachent, sans guerre, démentir son espérance « de vivre assez pour voir le drapeau rouge ~otter partout à travers le monde ». B. SouvARINE.

MAO : DOCTRINE ET STRATJ3GIE par Karl A. Wittfogel DÈS LEUR APPARITION dans le mouvement socialiste et révolutionnaire, Marx et Engels furent reconnus comme leaders incontestés. En 1847, ils rallièrent la Ligue communiste et, quelques mois plus tard, écrivirent le Manifeste. En 1893, Lénine adhérait à la social-démocratie russe et il accepta pendant plusieurs années la direction de Plékhanov. Mais dès 1899, son Développementdu capitalismeen Russie le désigna comme un marxiste de premier plan et en 1902 il discutait avec Plékhanov d'égal à égal. A partir de 1903, Lénine devient le chef de la fraction bolchévique du parti social-démocrate de Russie. Dans la première phase de sa carrière (19211927), Mao Tsé-toung ne parvint pas aux premiers rôles ; et ce n'est pas en tant que théoricien qu'il devint le chef du parti communiste chinois. Dès l'origine, il s'était distingué comme propagandiste, instructeur et organisateur; mais, jusqu'en 1927, il lui manqua une notion claire du _caractère de la révolution chinoise tel que les dirigeants du Comintem en donnaient la définition. Pendant une seconde phase (1928-1934), lors de la création de soviets ruraux en Chine centrale, Mao commença à traiter de la révolution chinoise en termes de marxisme-léninisme, mais en se bornant à user de formules stéréotypées. _ Le << président Mao », sacré aujourd'hui grand théoricien par les communistes chinois, n'a jamais sérieusement tenté pour la Chine l'analyse institutionnelle que fit Marx de la société industrielle de l'Occident et Lénine (quoique à un niveau inférieur) de la Russie. De même, il n'a pas enrichi notablement la théorie communiste des contradictions quand il en fit un usage systématique pendant la période des soviets en Chine centrale, ou encore en donnant en 1937 Biblioteca Gino Bianco • une conférence, « Sur les contradictions», simple reflet de la littérature lénino-staliniste de l'époque. En 1937, l'argumentation de Mao visait essentiellement à expliquer la « justesse » du passage de la guerre civile contre les nationalistes du Kuomintang à un deuxième « front uni» avec ces derniers pour renforcer la Chine dans sa lutte contre le Japon. Mao sut comprendre les conditions rurales pendant la période du premier « front uni » ; et, dans ce domaine, il commença en 1927 à généraliser (c'est-à-dire théoriser) sur les formes et le rôle de la terreur. Il sut manœuvrer les campagnes pendant la guerre civile (1928-1936). Il traça les grandes lignes de la révolution agraire et définit la guérilla communiste en tant que guerre politique dont le succès dépend dans une grande mesure d'une politique rurale appropriée. Les écrits militaires de Mao sont fort prisés de certains milieux de droite en Occident ; ils fournissent en effet les éléments de base de la lutte « de longue haleine » pour le pouvoir que • les communistes mènent dans les régions « arriérées » et coloniales•.Qui étudie ces écrits ne leur rendra cependant pleine justice qu'en admettant la thèse de la nécessité de la corrélation entre l'action militaire, l'action économique et la propagande. Les idées socio-militaires de Mao ont trait à des questions qui dépassaient l'expérience de Lénine, de Boukharine, de Staline et de Trotski avant Octobre. On peut donc dire que dans le domaine de la tactique rurale Mao a apporté une contribution originale à l'arsenal théorique du marxisme-léninisme. Pendant les années qui suivirent la conquête de la Chine continentale, le régime entreprit de profonds changements, en particulier dans les villages : réforme agraire et, peu après, collectivisation des terres. Mais 1~ suiveurs de Mao

132 eux-m!mes n'oseraient sérieusement prétendre que, ce faisant, il ait développé de nouveall?t concepts théoriques. En revanche, Mao . aurait fait œuvre de créateur quand, après le discours « secret » de Khrouchtchev sur les crimes de Staline (février 1956) et l'écraseme~t de la révolution hongroise (automne 195_6)~ Il analy~a. en détail le problème des contradictlons en regune socialiste. Pour tâcher d'y voir plus clair, il faut se rappeler que, comme pour la conférence de 1937, « Sur les contradictions », les récentes entreprises dialectiques de Mao ont des racines soviétiques. Le discours « secret » de Khrouchtchev contenait la substance de la thèse de Mao selon qui, même en régime socialiste, de graves contradictions « non antagoniques » peuvent se manifester entre le pouvoir et le peuple. Cependant Mao exposa en public ce que Khrouchtchev avait déclaré à huis clos devant de hauts fonctionnaires du Parti; et tandis que Khrouchtchev s'en était tenu pour l'essentiel aux faits, Mao, lui, fit un certain nombre de généralisations. Sans innover de façon spectaculaire, ces généralisations ont une grande portée théorique, et davantage encore une importance politique. Elles reflètent de nouveaux rapports entre P_ékinet Moscou : quant à l'ancienneté dans la hiérarchie, Mao peut à juste titre se considérer comme supérieur à Khrouchtchev; ce qui n'empêche naturellement pas que Khrouchtchev représente un pays dont la priorité socio-historique est évidente. Mao décida-t-il, en 1958, de rattraper !'U.R.S.S. en passant du socialisme à la forme « plus avancée » de collectivisme que la doctrine nomme « communisme» ? En 1958, le régime de Pékin installa des communes à caractère communiste évident: le régime s'efforçait de remplacer le principe socialiste « à chacun selon ses œuvres » par le principe communiste « à chacun selon ses besoins ». Mao donna à sa nouvelle politique un fondement «théorique» en parlant d'amalgamer les doctrines de la «révolution ininterrompue » et du « développement par étapes », le progrès étant réalisé par une série de « grands bonds ». Certes, la politique de Mao ne manquait pas d'audace, mais sa théorie n'était pas nouvelle, contrairement aux affirmations péremptoires de ses suiveurs. L'idée marxiste de révolution permanente (dont la « révolution ininterrompue » n'est qu'une variante) se fondait sur le développement par étapes, et la technique des « grands bonds » avait été proclamée à différentes reprises et sous des appellations diverses par Marx et Engels, Lénine, Trotski et Staline. Mao ne prit pas la peine de présenter de façon srstématique son prétendu nouveau concept et n essaya pas d'établir son identité avec les vues marxistesléninistes antérieures, ni son progrès « créateur » par rapport à celles-ci. Mais tout cela ne dimin11epas l'importance politique de la théorie d'amalgame de Mao. En soutenant qu'un pays aussi « arriéré » que la Biblioteca Gino Bianco LB CONTRAT SOCIAL Chine peut, par de « grands bonds », passer rapidement du socialisme au communisme, Mao s'inscrit en faux contre Khrouchtchev qui ne cesse de souligner que la maturation économique et culturelle est indispensable à la marche vers le communisme *. Que signifient ces dissemblances entre Moscou et Pékin ? Dans quelle mesure reflètent-elles des particularités récentes (et peut-être plus anciennes) du comportement politique de Mao ? Pourdonner une réponse raisonnable à ces brèves considérations sur Mao théoricien, on en ajouteraquelques autres sur Mao stratège. EN PRENANT le mot « stratégie » dans son sens classique, on peut dire que les experts n'ont pas tort de considérer les vues de Mao sur la guérilla comme une contribution importante à un aspect peu connu de la pensée militaire. Tout en concédant ce point et en reconnaissant l'habileté de Mao en tant que propagandiste (création de slogans) et instructeur (synthèse et endoctrinement), on se gardera d'oublier que, selon le marxisme-léninisme, la stratégie communiste est essentiellement une stratégie politique, l'action militaire n'étant qu'une de ses manifestations, malgré sa grande importance dans des conditions données. Pour tenter d'identifier la stratégie de Mao, il faut donc se concentrer avant tout sur Mao stratège politique. De ce point de vue, jusqu'en 1949, date à laquelle les communistes étendirent leur domination à toute la Chine continentale, et même jusqu'en 1953 (mort de Staline), la stratégie de Mao fut effectivement celle des grands dirigeants de l'Internationale: Lénine d'abord, puis Staline. En ce sens, la manière dont, jusqu'à ces derniers temps, les communistes chinois caractérisaient le comportement de Mao pendant la période considérée est parfaitement exacte : il appliquait alors de façon créatrice, sans plus, les directives de Moscou aux conditions chinoises. Mao agit à quatre niveaux d'autorité : - de 1921 à 1927, comme dirigeant de deuxième plan; - de 1928 à 1934, il apparaît sur le devant de la scène, sans jouer encore le premier rôle; - de 1935 à 1949, on le trouve à la tête du P.C. chinois et du gouvernement régional communiste qui, à partir de 1947, entreprend de renverser le gouvernement nationaliste ; r:- de 1949 à 1953, il dirige le P.C. et la« Répuoli9ue populaire de Chine», qui s'étend à la Chine continentale tout entière. • Écrit avant la profonde transformation des communet actuellement en cours et qui les rapproche du type kolkhoze, révélant la retraite précipitée de Mao devant les désastret alimentaires provoqués par ses expériences agricoles incon• sidérées ( N.d.l.R.).

K. A. WITTFOGEL Depuis la mort de Staline, Mao est devenu de plus en plus indépendant, mais ses actes récents ne font que confirmer ce que son passé laissait prévoir: il s'entend mieux à traduire une stratégie. donnée en action politique et militaire qu'à concevoir et à mettre en œuvre sa propre stratégie. Examinons son curriculum : 1921. - Mao est l'un des fondateurs du P.C. chinois, mais les dirigeants et leur conseiller du Comintem n'en font pas un membre du Comité central. De 1921 à l'été de 1923, il est secrétaire de la section du Hounan. 1923. - Il devient membre du Comité central au IIIe Congrès du Parti, lequel, se soumettant aux directives de Moscou, décide de collaborer étroitement avec le Kuomintang. Par un « coup d'Etat » à Pékin, le Guide hebdomadaire, organe du Parti, publie une série d'articles soulignant la nécessité d'un type nouveau de « front uni » appuyé sur les masses et dirigé par le Kuomintang et la bourgeoisie nationale. Mao y discute des tâches politiques des commerçants et les exhorte à prendre la direction de la révolution : « Conformément à la nécessité historique aussi bien qu'à la tendance actuelle, les commerçants devraient jouer un rôle plus important que les autres dans la révolution nationale » (les « autres », à savoir les ouvriers, les paysans et les étudiants). Visiblement, Mao était quaHfié pour travailler à l'intérieur du Kuomintang. Membre de ce parti nationaliste, comme tous les autres communistes, il y occupa plusieurs postes importants jusqu'à la rupture du « front uni » en 1927. En 1924, il devient suppléant au comité central. En 1925, il est rédacteur de l' Hebdomadaire politique, organe du Kuomintang, et chef adjoint du service de propagande. En janvier 1926, au second congrès national du Kuomintang, le rapport politique est présenté par Wang Chingwei, le rapport militaire par Tchiang Kaï-chek et le rapport de propagande par le « camarade Mao Tsé-toung ». Certains prétendent que les écrits de ces années-là, en particulier le Rapport sur une enqu2te dans le mouvementpaysan du Hounan, qui date de février 1927, recélaient en germe une stratégie « maoïste » hérétique. En fait, ils montrent que Mao appliquait très scrupuleusement la stratégie imposée par Moscou *. Cela apparaît clairement quand on rapproche le rapport sur le Hounan dans sa forme originale des articles datant du « front uni» et qui ·sont omis ou très déformés dans l'édition officielle des Œuvreschoisies publiées depuis 1951. La stratégie communiste à l'égard du paysannat des pays d'Orient avait été formulée pour la première fois r.ar Lénine en 1920. Ce n'est donc pas Mao qui 1a élaborée. Il y a plus : jusqu'à l'été de 1927, • Cf. Karl A. Wittfogel : • Mao Tsé~toung et le léninisme ,, in Contrat social, novembre 1959. Biblioteca Gino Bianco 133 conformément à la tactique de « front uni » qui prévalait alors, Mao ne revendiquait pas encore la direction communiste et ne précorusait nullement le « type de mouvement paysan le plus révolutionnaire », les deux traits principaux de la nouvelle stratégie orientale de Lénine. Dans son rapport sur le Hounan, Mao saluait la révolution politique dans les villages (le renversement des anciennes autorités rurales) ; mais il ne poussait pas à la révolution agraire, c'est-à-dire à la confiscation et à la redistribution des terres. En réalité, c'est pour avoir négligé la révolution agraire et n'avoir travaillé qu'à l'organisation d'un noyau d'Armée rouge pendant les « soulèvements de la récolte d'automne» (août-septembre 1927) que Mao fut écarté du Comité central du P.C. chinois le 14 novembre 1927. Le caractère unilatéralement militaire de ses vues est la clé de son ascension pendant la période des soviets en Chine centrale qui devait suivre. Les idées qu'il exprimait alors, et qu'il jeta sur le papier quelques années plus tard, insistaient sur le rôle essentiel de l'action militaire dans la révolution agraire. Les formules : « La guerre est l'expression la plus haute de la lutte » et : « Le pouvoir politique sort du canon d'un fusil » sont caractéristiques de la pensée de Mao, théoricien de la guérilla communiste. Certes, de telles déclarations auraient aussi bien pu être faites par Hitler. Mais à la différence du Führer, qui plaçait l'intuition plus haut que l'évaluation rationnelle, Mao soutenait que la guerre de partisans, comme toute autre espèce de conflit, doit être menée de manière méthodique et rationnelle et qu'il faut tenir pleinement compte de la pensée militaire classique. Naturellement l'Armée rouge doit posséder une organisation politique à toute épreuve, avec des communistes à sa tête. Officiers et soldats doivent être si bien endoctrinés qu'ils continuent de marcher, pour mal nourris et si mal équipés qu'ils soient. En tout temps, leur attitude politique doit leur rallier les sympathies des masses paysannes. · Cette méthode de guerre politique ne s'applique pas aux armées d'un régime communiste solidement établi, surtout après la collectivisation de l'agriculture et l'instauration des communes; c'était un facteur essentiel au moment où les guérillas chinoises étaient les porte-drapeau de la révolution agraire. Mao, depuis 1931 président de la République soviétique en Chine centrale, soutenait qu'il fallait gagner les paysans pauvres par des avantages matériels substantiels. Il préconisait la saisie systématique et la distribution des biens des famiUesriches : porcs et poulets devaient être consommés, les biens meubles et les terres immédiatement répartis~ A partir de 1926 et contrairement à la position marxiste originelle, Mao insista sur le rôle que la lie de la société, la « racaille » bien dirigée, pouvait jouer dans la révolution paysanne, et c'est de gaieté de cœur que le P.C. chinois et le

134 Comintem acceptèrent cette idée aussi utile dans la pratique qu'embarrassante du point de vue doctrinal. Sous une forme édulcorée, le plaidoyer en faveur de l'utilisation de la « racaille » (le Lumpenproletariat de Marx et Engels) et de la pratique dirigée du pillage par les masses se retrouve dans les Œuvres choisies, ce guide pour l'action auquel les communistes et leurs partisans recourent chaque fois que cela favorise leurs desseins. Sous le « front uni», Mao n'eut pas l'occasion (et n'essaya pas de la provoquer) de faire montre d'une quelconque originalité stratégique, sauf pour ce qui est du Lumpenproletariat *. A l'époque des soviets de la Chine cen~e, il élabora une méthode de guérilla permanente sur la base de la révolution agraire. Cette méthode, considérablement remaniée, il l'appliqua aux opérations menées contre les Japonais après l'installation de bases communistes rurales dans le nord-ouest du pays. Pendant toute cette période, les communistes chinois reçurent de Moscou leurs grandes directives stratégiques, que Mao devait appliquer de nombreuses années après être devenu le chef " . . supreme, en Janvier 1935. 1931. - Le Japon occupant la Mandchourie, Moscou essayait encore d'arriver à un arrangement avec Tokyo. La République soviétique de Shine _centr~e,avec Ma~ pour préside,n!,dénonça l 1nvasion nippone ; mais elle ne designait pas _les Japonais comme principaux ennemis de la Chine - ce qu'ils étaient - pas plus qu'elle ne proposait de « front uni » pour les combattre. Coll1:llle_leComintem, Mao et ses compagnons contmua1entde concentrer leurs feux sur Tchiang Kaï-chek, et leur propagande, déchaînée contre toutes les puissances impérialistes, mettait de plus en plus l'accent sur les puissances occidentales et de moins en moins sur le Japon. 1935. - Moscou se sent maintenant menacé non seulement par l'Allemagne hitlérienne mais ~ussi par . les Japonais q~ se rapproche'nt de 1 axe Berlin-Rome. Pour faire face à cette situation, le Comintem proclama une politique de « front ~ a!ltifasciste » dans laquelle les commumstes ch1no1s sont destinés à jouer un grand rôle. Mao et les siens venaient alors d'être chassés de la Chine centrale par les nationalistes du Kuomintang et n'étaient guère d'humeur à se rapprocher de ces derniers. Si une déclaration datée (pos! festum) du 1er· août 1935 et offrant a~ Kuommtang une_n?u':elle alliance, porte la signature du P.C. chinois, Il est facile de démontrer qu'elle fut rédigée à Moscou non en Chine En fait, il fa~ut attendre mars '1936 pour qu; Mao et ses lieutenants, alors installés dans le nord-ouest du pays, acceptent l'idée d'un front • S~r ce point, Mao suivait donc une inspiration anal~gue a <:elle de ~akounine qui spéculait· largement sur 1mtervenuon des brigands dans la révolution sociale (N.d.l.R.). Biblioteca Gino Bianco~--- LE CONTRAT SOCIAL uni avec leur principal ennemi de la veille, Tchiang Kaï-chek. 1937. - Le P.C. chinois finit par conclure une alliance avec les nationalistes, tout en maintenant que la direction communiste était indispensable pour le succès de la lutte contre le Japon. 1938. - Après la conférence de Munich, qui alarma Moscou, les communistes et leur porteparole Mao acceptent solennellement la direction du Kuomintang et de Tchiang Kaï-chek pour la durée de la guerre. 1939-41. - Après le pacte germano-russe, les communistes chinois découvrent que l'ennemi extérieur le plus réactionnaire n'est plus l'Axe mais l'impérialisme franco-anglais. Sur le front intérieur, ils maintiennent l'alliance avec le Kuo- " mintang, tout en mettant en sourdine leur allégeance e~vers ce dernier et, rompant leurs promesses, Ils commencent à pénétrer dans les régions !enues par les nationalistes. En 1940, Mao écrit une brochure, Sur la démocratienouvelle, qui met de nouveau l'accent sur l'hostilité des communistes envers les propriétaires terriens et les capitalistes. 1~41. - L'attaque de Hitler contre !'U.R.S.S. modifie une fois de plus la stratégie d'ensemble de Mao. Il déclare derechef que, dans leur majorité les propriétaires fonciers sont des patriotes. D; même· il exalte la bourgeoisie chinoise et il fait de nouveau valoir la nécessité de collaborer étroitement avec les nationalistes contre le Japon évidemment fidèle en cela, comme lors de s~ variations antérieures, aux vicissitudes de la politique de Moscou. 1943. - C'est à juste titre que Mao affirma que Stalingrad était un tournant de la guerre. A compter de ce moment, en raison de l'accroissement de la force militaire et politique de Moscou, les communistes chinois se préoccupent de moins en moins de combattre le Japon et de plus en plus de consolider leur régime dans le nord de la Chine· où, en 1945, ils régnaient sur près de 100 millions d'hommes. 1947. - Après l'échec de longues négociations en vue de former un gouvernement de coalition avec le Kuomintang, les communistes décident de mener contre les nationalistes une lutte à outran~e. Se~onune r~marque de Staline en 1948, cette resolutton fut prise contre l'avis de Moscou. Quelles furent les conséquences de cette divergence d,e V?es ? Jusqu'à ~a fin de 1946, Maos comme Staline, semble avoir cru qu'en raison de !a politiq~e 3:méricaine à l'égard de la Chine, 11 faudrait vingt ans aux communistes pour s'emparer du pouvoir. Cependant les Etats-Unis mapquèrent de clairvoyance et de fermeté, ce qui, conjugué avec la détérioration croissante de l'économie chinoise, devait créer une occasion stratégique que Mao sut saisir et exploiter sans tarder. En 1948, Staline devait reconnaître que les « camarades chinois » avaient eu raison de ne pas tenir compte de l'avertissement de Moscou

K. A. WITTFOGEL et il approuva chaleureusement l'assaut contre les nationalistes. En 1947, la divergence entre Staline et Mao fut une question de calendrier, ce qui n'était pas nouveau. Plusieurs fois déjà les dirigeants soviétiques avaient pris l'initiative, et certains de leurs renversements stratégiques s'étaient révélés ingénieux. En comparaison, la décision de Mao en 1947, si grosse de conséquences fût-elle, apparaît des plus simples. Elle ne place pas Mao au niveau du Lénine de 1906, 1917 et 1920, ou du Staline de 1932-33, 1939 et 1943. Si l'on examine son comportement de 1921 à 1949, on peut dire que, compte tenu de son initiative de 1947, pendant cette longue période Mao n'élabora. aucune stratégie nouvelle, mais excella à appliquer « de façon créatrice » une stratégie originaire de Moscou. Staline vieillissant semble avoir eu la main lourde à l'égard du nouveau régime de Pékin ; Mao, cependant, accepta l'autorité de Moscou jusqu'en 1953, bien que les communistes se fussent emparés de tout le continent chinois dès 1949, ce qui fit de Mao le partenaire cadet de l'axe Moscou-Pékin. Après la mort de Staline les choses changèrent du tout au tout : Mao était devenu le doyen des hommes d'État de premier plan dans la hiérarchie communiste internationale. Alors se posa un conflit d'ancienneté, les considérations d'ancienneté personnelle jouant en faveur de Mao, alors que l'antériorité socio-historique était à l'avantage du nouveau leader de !'U.R.S.S. De 1949 à 1953, Mao avait suivi les avis du . Staline de 1930 en passant par degrés à la collectivisation de l'économie paysanne (en termes · chinois, en allant de la « réforme agraire » à des équipes d'entraide, à des coopératives de production « inférieures », puis « supérieures »). Staline mort, Mao passa de la réforme agraire à la collectivisation intégrale beaucoup plus vite que Moscou ne l'avait fait; c'était sans doute le premier signe d'un rang nouvellement acquis dans l'orbite communiste. Autre signe : le peu d'empressement de Pékin à l'égard de la« déstalinisation». Lors de la collectivisation (1954-55), les communistes chinois continuèrent de saluer en Staline leur maître et leur modèle. Et tout en tenant compte du discours «secret » de Khrouchtchev, ils ne critiquèrent pas Staline aussi violemment que le firent leurs camarades des deux côtés du rideau de fer - probablement en raison du culte grandissant de la personnalité de Mao. A l'automne de 1956, quand la révolution hongroiseéclata, Pékin ne se gêna pas pour signaler les dangers du chauvinisme d'une grande nation, avant d'approuver Khrouchtchev d'avoir écrasé les combattants hongrois de la liberté. Quelques mois plus tard, sans doute dans l'espoir d'éviter pareille explosion en Chine, Mao suscita une manière de «petite Hongrie » en encourageant les intellectuels à parler franc. On ignore si c'est de sa propre initiative que la politique des « Cent Biblioteca Gino Bianco 135 Fleurs» fut lancée au printemps de 1957; ce qui est certain, c'est qu'il se montra en l'occurrence malavisé. Les clameurs amères des «Cent Fleurs » constituèrent la critique la plus précise, la plus circonstanciée jamais exprimée par d~s gens vivant sous la férule communiste. L'instauration des communes rurales, d'où les stimulants personnels étaient pratiquement éliminés, fut une tentative pour surmonter la crise de l'agriculture collectivisée (rendement faible et crise de main-d' œuvre) par un « grand bond en avant» vers un ordre «communiste» quasi militaire. Agir de la sorte, c'était faire fi des difficultés évidentes qui avaient été soulignées par Lénine et par Staline. L'échec catastrophique de la politique des communes première manière prouva qu'en attaquant de front les paysans, Mao faisait montre une fois de plus d'un piètre jugement stratégique. On peut en dire autant du récent conflit de frontières avec l'Inde, engagé sans prendre l'avis de Moscou et à l'encontre de la tactique de Khrouchtchev à l'égard des nations « neutres ». Les «Cent Fleurs », la politique des communes première manière, la querelle avec l'Inde, tout trahit chez Mao un comportement différent de la voie prudente qu'il avait suivie au cours des années 20 et 30. Cela transparaît également dans son attitude contradictoire devant la « coexistence pacifique» avec les puissances «impérialistes », proclamée il y a quelques années par Khrouchtchev et à laquelle ce dernier se tient encore aujourd'hui, non sans oscillations mélodramatiques. QUE SIGNIFIENT les dissemblances apparues entre Mao et Moscou ? Il est évident que cette question fait partie d'un ensemble plus vaste : la solidité réelle des liens institutionnels et idéologiques qui unissent la Chine rouge à l'U.R.S.S. Mao se targue d'être enraciné dans la doctrine marxiste-léniniste. Or il suit la doctrine telle qu'elle a été formulée dans les dernières années de la vie de Lénine .et s9us l'omnipotence de Staline. Cette version soviétique de la doctrine marxiste implique une méconnaissance totale des aperçus socio-historiques que Marx partageait ~vec les économistes classiques et qui le conduisirent à reconnaître la société asiatique comme un régime distinct se perpétuant lui-même, et à considérer le despotisme oriental comme un système de gouvernement semi-technocratique qui atomise les masses et les condamne à un « asservissement (étatique) général » *. • Cf. dans notre Contrat social, Karl A. Wittfogel : « Marx et le despotisme oriental,, (mai 1957); Paul Barton : « Du despotisme oriental• (mai 1959), « Despotisme et totalitarisme• (juillet 1959), « Despotisme, totalitarisme et classes sociales • (mars 1960).

136 En éliminant cette prémisse socio-historique, Mao et ses compagnons purent éliminer la conclusion logique selon laquelle leur régime, comme celui de !'U.R.S.S., représente une régressionvers un despotisme oriental plus fort et ultra-réactionnaire. En adoptant le schéma soviétique d'un développement rectiligne, ils dépeignent la Chine comme passant «progressivement » d'un prétendu passé féodal à un stade inférieur,· puis supérieur, de «socialisme ». Par ces manipulations doctrinales, ils séparent leur régime aussi nettement des pays «capitalistes » (et des pays sous-développés) qu'ils l'associent aux autres pays «socialistes», l'Union soviétique et les «démocraties populaires» d'Europe orientale. Du point de vue marxiste originel, cette prétention au socialisme est parfaitement insoutenable, mais elle exprime un fait institutionnel important. En U.R.S.S. comme en Chine continentale, les dirigeants communistes ont instauré d'emblée un régime semi-technocratique, l'État despotique s'emparant du gros de l'industrie moderne. Avec la collectivisation de l'agriculture, ils établirent un régime technocratique total, l'Etat despotique prenant alors en charge l'agriculture en même temps que l'industrie, soumettant ainsi toujours davantage à son emprise la vie personnelle des individus et. les idées. Sur cette base apparut un type nouveau de classe dirigeante, une bureaucratie exclusiviste qui, à l'intérieur de son domaine, a détruit tous les groupes rivaux (politiques, économjques, intellectuels et religieux) et qui s'efforce d'anéantir toute espèce de société indépendante «ouverte », en dehors de ses limites. D'où le jugement porté par Khrouchtchev sur les rapports entre les P.C. de l'U.R.S.S. et de la Chine:« La notion de classe des deux partis est la même. » Et l'on peut comprendre que le même Khrouchtchev ait admis que les deux partis sont unis par leur «solidarité de classe» (Rapport politique au XX]e Congrès du P.C. de !'U.R.S.S., janvier 1959). Cette solidarité de classe est également démontrée par l'attitude adoptée par Mao et Khrouchtchev envers le «colonialisme». A force de répéter la thèse d~ Lénine suivant laquelle les colonies son! e~sentiellement le produit de l'impérialisme capitaliste de monopole, les idéocrates chinois et soviétiques passent sous silence la tendance à un colonialisme capitaliste libéral que Marx devant Ie ~om~ortement britannique aux Indes: reconnaissait des 1853 ; de même qu'ils nient ,e1:frontéme1;1tl'existence de la politique coloruale menee par les bureaucrates monopoleurs de !'U.R.S.S. et de la Chine. Là comme ailleurs, Mao renie grossièrement les assu~.an~es.qu'~l. avait données. En 1931, alors qu t1 etait president des soviets en Chine centrale, il promettait à toutes les minorités national~s « le droit de se séparer complètement de la Chine et de f o~e: ~es Eta!s indépendants ... Tous les Mongols, Tibeta1ns, Miao, Yao Coréens et autres vivant sur le territoire de la èhine (...) Biblioteca Gino Bianco-- LE CONTRAT SOCIAL pourront à leur convenance soit se .joindre à l'Etat soviétique chinois, soit faire ·sécession et former leur propre Etat.» En 1936, Mao réitéra sa pro~esse et mentjonna de nouveau la Corée et le Tibet en y ajoutant Formose *. Aujourd'hui, de nombreux commentateurs prennent pour cible l'impérialisme communiste. Mais ils se limitent en général aux pays de l'Europe orientale sous la botte, oubliant que longtemps avant que les dirigeants soviétiques n'aient occupé ces pays ils avaient mis la main sur des régions d'Asie centrale qui, selon Lénine, avaient été des colonies tsaristes, et que les communistes chinois ont soumis les minorités nationales auxquelles ils avaient promis toute leur .aide pour réaliser leurs «liberté et autonomie complètes ». Le nouvel impérialisme de Mao ressemble peu à la forme d'autorité, relativement légère, que la Chine précommuniste imposait aux peuples dépendants ; il est encore plus éloigné du colonialisme pratiqué en Inde par les Britanniques et qui aujourd'hui se liquide de lui-même. Sous le régime prétendument anticolonial de Mao, il n'y a pas place pour un nouveau Gandhi, un nouveau Patel, un nouveau Nehru. Comme celui de la Russie soviétique, le colonialisme de la Chine rouge est total. Et c'est bien pourquoi il ne fait que cimenter davantage la solidarité de classe entre Pékin et Moscou. Mao, qui accorde à Khrouchtchev un appui inconditionnel pour sa politique coloniale au Turkestan soviétique et en Hongrie, reçoit de Khrouchtchev un a~pui tout aussi inconditionnel pour sa propre polittque en Mongolie intérieure, en Chine du Sud-Est et au Tibet. Certes, la solidarité sur les problèmes essentiels n'exclut pas des dissemblances sur des questions secondaires. De telles dissemblances se sont manifestées assez souvent avant la fondation de la République populaire de Chine et ont eu lieu ensuite. Cependant les plus récentes proviennent de ce que le régime de Mao a vu le jour non par l'entremise des armées soviétiques, comme ce fut le cas en Europe orientale, mais directement par les efforts des armées rouges chinoises. Pékin n'est pas un satellite de l'Union soviétique, mais un partenaire (un partenaire cadet) dans un nouvel axe totalitaire transcontinental. L'histoire du premier Axe totalitaire montre que pareille constellation permet toutes sortes de conflit~.Ainsi quand Hitler occupa l'Autriche, Mussolini massa ses troupes sur le Brenner, à la frontière autrichienne. Mais cette histoire montre également que l'unité des intérêts totalitaires a plus de poids que des désaccords~même graves. La concentration sur le Brenner demeura · un geste sans conséquences : lors de la crise • Cf. ·Karl A. Wittfogel : « The Influence of LeninismStalinism on China », in The Annals of the Academy of Political Sdence, CCLXXVII, 1951, p. 33.

K. A. WITTPOGEL finale, Mussolini se rangea aux côtés de Hitler contre les puissances démocratiques. Les pays du camp communiste sont liés par des liens institutionnels et doctrinaux encore plus fortement que ne l'étaient les pays fascistes. Cela demeure vrai en dépit de la rupture de Tito avec Moscou. Tito s'était senti menacé par les exigences excessives de Staline ; sa position géographique et militaire était extrêmement forte : en 1948, les montagnes accidentées de Yougoslavie paraissaient inexpugnables ; et il avait sans doute une piètre opinion des armées soviétiques : il n'ignorait pas que Moscou devait sa victoire sur Hitler en grande partie au soutien apporté par l'Occident. Mao se fait de !'U.R.S.S. une image très différente. Quand les Chinois «libérèrent» le continent, ils eurent dans l'Union soviétique, et cela malgré la lourde poigne de Staline, une alliée très efficace.Les succès remportés par l'U .R.S.S. depuis la fin des années 40 les convainquirent certainement de sa grande force économique et militaire. De plus, les communistes chinois ne semblent pas hantés de craintes géo-militaires. La Mandchourie, la Ruhr chinoise, a une longue frontière avec l'Union soviétique; ce qui n'a pas empêché Pékin de construire deux voies ferrées stratégiques pour se rattacher plus efficacement à !'U.R.S.S. Il est hors de doute que les rapports économiques entre Moscou et Pékin sont caractérisés par un âpre marchandage, mais la Chine communiste ne peut pas être exploitée à volonté. Pas plus que Pékin ne jette des regards d'envie Biblioteca Gino Bianco 137 sur la Sibérie, comme d'aucuns le répètent si souvent. Ceux qui insistent sur le besoin qu'a la Chinè de trouver un exutoire à la prolifération de sa population négligent les particularités des conditions démographiques de l'économie communiste en général et celles de la politique économique de Mao en particulier. Depuis la collectivisation de l'agriculture, Pékin souffre d'une grave pénurie de main-d'œuvre dont même les communes n'ont pu venir à bout. Compte tenu des désaccords ci-dessus mentionnés, découlant en partie de_conflits d'ancienneté et de la mégalomanie croissante des deux autocrates vieillissants, Mao et Khrouchtchev, et même si l'on envisage la possibilité de frictions allant jusqu'à une brouille limitée, les faits sociohistoriques n'en donnent pas moins à penser que les deux dirigeants communistes, de même que Hitler et Mussolini, sont liés l'un à l'autre par des conditions institutionnelles et des perspectives historiques qui contrebalancent de beaucoup leurs divergences possibles. Mao a déclaré à maintes reprises que la première guerre mondiale a livré aux communistes un sixième du globe, la deuxième un tiers, et que la prochaine leur vaudrait l'empire du monde entier. Sa perspective implique un «camp socialiste » unifié. Et à moins de folie imprévisible, il est peu vraisemblable que Mao détruise la condition même dont dépend, à son avis, le triomphe du communisme universel. KARLA. WITTFOGEL. (Traduit de l'anglais)

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