Le Contrat Social - anno V - n. 2 - marzo-aprile 1961

128 A cet égard, il faut rappeler que dès l'origine de la vie politique allléricaine au xv111e siècle, nous autres Américains, prenant appui sur une vieille tradition occidentale, avons admis l'existence d'intérêts de groupe dus à la diversité des activités économiques. Ainsi à l'Assemblée constitutionnelle de 1787, deux délégués se livrèrent à une intéressante controverse : M. Pinkney fit observer qu'il existait cinq intérêts économiques bien marqués : I. Les pêcheries et le commerce des Antilles, entre les mains des États de la Nouvelle-Angleterre; 2. New York, qui avait intérêt au libre-échange; 3. Les blés et farines, productions principales des deux États du centre (New Jersey et Pennsylvanie); 4. Le tabac, richesse du Maryland et de la Virginie (ainsi que d'une partie de la Caroline du Nord); 5. Le riz et l'indigo, ressources principales de la Caroline du Sud et de la Géorgie. La diversité de ces intérêts risquait de donner naissance à une réglementation étouffante s'il n'était pas mis un frein à la majorité pure et simple. Car les États cherchent leur intérêt avec moins de scrupule que les individus... M. Sherman, faisant allusion aux intérêts particuliers énumérés par M. Pinkney et qui, selon ce dernier, appelaient une protection contre les abus du pouvoir, remarqua que la diversité était en elle-même une sécurité. La polémique sur les factions, comme on les appelait alors, se donna libre cours dans les Federalist papers, notamment dans le n° x où Madison déclara, dans un passage resté fameux : « La source la plus commune et la plus durable des factions réside dans la distribution différente et inégale des biens. » Cent soixante-douze années de notre Constitution confirment l'opinion de Sherman, pour qui la diversité des factions constituait une entrave aux abus du pouvoir. J'estime que le vieux concept occidental de la multiplicité des groupes issus d'intérêts économiques est plus réaliste que la façon de voir plus simple de Marx. La seconde différence entre Marx ·et moi est qu'il · croyait qu'en définitive le comportement politique des hommes était déterminé par leurs intérêts économiques : selon lui, des groupes d'hommes ayant des intérêts économiques similaires devaient en dernier ressort faire la même politique. Cela aussi était un peu trop simple. Il arrive que les hommes fassent une politique destinée à défendre leurs intérêts économiques ; mais ils agissent parfois pour le bien de leur région, de leur nation ou de leur foi. Ils sont quelquefois mus par leur fidélité à un chef. Ou bien encore ils ne cherchent qu'à secourir leurs semblables. En admettant l'existence d'un petit nombre c;leclasses homogènes et la primauté de la motivation par le profit, Marx en déduisait que l'histoire doit nécessairement traverser une suite de conflits sanglants. Dans bien des lieux du monde ses prédictions ne se sont pas réalisées. Et quand un conflit ouvert a éclaté, il n'a que rarement pris sa source dans les seuls intérêts économiques. A partir d'un monde où les groupes sociaux sont plus fragmentés et où les mobiles humains sont multiples, mes stades de croissance rendent mieux compte, à mon sens, de la marche de Yhistoire. Cela dit, je n'aurais pas demandé à la Pravda de m'ouvrir ses colonnes pour ne préciser que ce point. Les deux différences en question ont une importance qui dépasse l'analyse de l'histoire. Si Marx avait vu juste, le monde serait un séjour encore plus dangereux et chaotique qu'jl ne l'est. Il n'y aurait d'autre issue qu'une lutte sanglante à l'intérieur des · sociétés et d'autre perspective sur la scène mondiale qu'une extension de ces conflits de classes sous forme de guerres internationales. Or la réalité est tout autre : en raison de la multiplicité des groupements sociaux et des mobiles humains, LE CONTRAT SOCIAL dans nombre de pays les hommes ont appris à résoudre leurs conflits à l'intérieur des sociétés à l'aide de compromis politiques; et, dans l'arène mondiale, des hommes de nationalités très différentes trouvent dans leur commune humanité et dans leur souci commun du bien-être de leurs enfants un point de départ pour résoudre de manière pacifique les conflits internationaux. A un touriste même occasionnel visitant l'URSS en mai dernier, il paraissait évident que la vie et la politique soviétiques, tout comme celles des autres nations, reflètent l'existence de ·nombreux et divers intérêts, régions et groupes sociaux ; et que la vie soviétique non seulement baigne dans le jeu combiné de ces· factions, mais qu'elle est affectée et unifiée par une fierté bien légitime pour des exploits nationaux qui vont de la défense de Stalingrad à l'envoi d'une fusée dans la Lune. Et il va de soi que la politique étrangère " du pays est déterminée par bien d'autres éléments que le souci de transporter la lutte des classes sur le plan international. Dans toutes les sociétés il y a un gouffre entre l'idéologie formelle et la manière dont les hommes mènent les affaires au jour le jour. A mon avis, en URSS le gouffre est devenu un abîme. C'est à vous de décider, mais je crois qu'il est temps pour la théorie communiste d'accepter ce que la vie soviétique (et la culture russe) reflète et ce que la politique soviétique commence déjà d'accepter : à savoir que le conflit entre quelques classes sociales, qui prend racine dans leurs intérêts économiques, n'est certainement pas le seul moteur de la vie politique et de la dynamique de l'histoire. Salutations distinguées. W. W. Rostow. N.d.l.R. - Rappelons que W. W. Rostow, professeur d'histoire économique au Massachusetts Institute of Technology, à Cambridge (U.S.A.), avait formulé ses vues sur la « croissancedes nations » dans une série de cours à l'Université de Cambridge (Angleterre). La version résumée a paru dans The Economist, de Londres, n°8 des 15 et 22 août 1959, avant de paraître en français dans le Contrat social. · kCOMl?.i JOClil revue ltistorique n critique Jes /11its et Jes iJles Rédaction - Administration: 165, rue de l'Université, Paris 1• SOLférino 43-30 Abonnement~: voir tarif au dos de la couverture. - V1oroR ALBA, qui fait autorité sur les problèmes politiques d'Amérique latine, a publié entre autres Historia del comunismo en America latina, Mexico 1954. - ROBERTJ. ALEXANDEeRnseigne à Rutgers University, New Brunswick, New Jersey. On lui doit notamment Communism in Latin America, 1957. IMPRIMERIE TYPOGRAPHIQUE D'ÉDITION 45, rue Colbert - Colombes (Seine) Le gérant : L. Cancouët Dépôt légal : 28 trimestre 1961 Imprimé en France

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