Pages retrouvées LES CONQUETES COLONIALES DE LA RUSSIE par Michel Bakounine Dans L'État et /'Anarchie, important écrit introuvable en russe et non traduit dans notre langue * (il date de 1873), Bakounine examinait, dans les pages reproduites ci-après, les causes qui incitèrent le prince Gortchakov, premier ministre d'Alexandre II, à poursuivre sa politique de conquêtes coloniales en Asie et au Moyen-Orient. Depuis la fin du siècle dernier, la Russie a mis la main sur d'immenses territoires peuplés de races aux religions diverses. Elle s'est emparée notamment de vastes régions comprenant le littoral de la mer Noire, le sud de l'Ukraine, la Crimée, le Kouban et plus récemment le Caucase (dont la « pacification » a exigé de grands et longs efforts) ; sa politique de conquêtes s'oriente alors vers l'Asie centrale où son armée a déjà pris pied en occupant une partie du Turkestan. Tachkent est tombé entre ses mains en 1864. Elle attaque maintenant Khiva dont la prise .-constituera une nouvelle approche des Indes anglaises. Car en même temps qu'il élargit son empire colonial, Alexandre II cherche à inquiéter l'Angleterre qui s'obstine à lui barrer la route de Constantinople, principal objectif de l'expansion russe. Bakounine montre la vanité de cette politique dictée par le désir des maîtres de l'Empire de trouver dans le Moyen-Orient et en Asie une compensation à la perte de l'hégémonie dans la Baltique, consécutive aux victoires de Bismarck sur le Danemark, l'Autriche et la France. Il en profite pour dénoncer les visées qu'il prête, non sans de sérieuses raisons, à l'État MAIS qu'est-ce donc qui a obligé le gouver- - nement russe à entreprendre une action militaire contre Khiva ? On ne .peut vraiment pas supposer qu'il se soit lancé dans cette entreprise pour défendre les intérêts des marchands et du négoce russes. Si tel était le cas, on pourrait se demander pourquoi il n'organise pas de telles campagnes à l'intérieur de la Russie, contre lui-même, par exemple contre le général-gouverneur de Moscou et en général contr~ tous les gouverneurs de province et de ville qui oppriment et pressurent par tous les moyens possibles et imaginables et le commerce et les marchands russes. Quel avantage peut-il y avoir pour notre pays à s'emparer d'un désert ? Certains sont_ évidemment prêts à répondre que notre gouvernement a organisé cette expédition pour accomplir la haute mission dévolue à la Russie de porter la civilisation occidentale en Orient. Mais cette explication est bonne tout au plus à figurer dans les discours officiels ou académiques aussi bien que dans les ouvrages, brochures et revues doctrinaires toujours pleins de nobles fadaises et . , • Une édition française est en préparation. s-■ blioteca Gino Bianco russe sur la Chine, la Mandchourie. et la Mongolie, et l'erreur que commettrait le cabinet de Saint-Pétersbourg en dressant les Chinois contre la Russie. L'analyse que fait Bakounine de la puissance potentielle du Céleste-Empire montre combien il appréhendait le réveil de la Chine et le péril qui, selon lui, en découlerait pour la Russie de son temps. Il avait donc précédé Vladimir Soloviev dont les articles sur La Chine et l'Europe et sur Le Japon, en 1890, évoquaient le péril de « l'élément jaune», et dont le poème sur Le Panmongolisme, en 1894, prédisait la montée vers le nord des tribus jaunes « comme sauterelles innombrables et insatiables ... » On sait que le péril jaune est de nouveau à l'ordre du jour, surtout depuis que le prolixe Dr Starlinger, raciste invétéré et géopoliticien amateur, l'a remis à la mode (cf. nos comptes rendus de ses livres dans les n°9 de juillet 1957 et septembre 1959 du Contrat social). C'est à qui, de nos jours, prophétise la ruée inéluctable d'un milliard de Chinois sur l'Union soviétique impuissante à se servir de ses engins dévastateurs. Mais Bakounine n'est pas responsable des divagations politiciennes et journalistiques actuelles ; ses pages sur les conquêtes coloniales de la Russie méritent d'être lues, sinon relues : elles expriment la pensée de l'intelligentsia russe des années 70 jusqu'à la révolution d'Octobre ; elles sont encore actuelles puisque le colonialisme russe, devenu soviétique, est à l'ordre du jour. disant toujours le contraire de ce qui se fait et de ce qui est ; quant à nous, elle ne peut nous satisfaire. Vous voyez le gouvernement de Pétersbourg se laissant guider dans ses entreprises et dans ses actes par le sentiment de sa mission civilisatrice ? Pour toute personne tant soi peu au courant de la nature et des impulsions de nos gouvernants, il y a là de quoi mourir de rire. Nous ne parlerons pas davantage de ces nouvelles routes commerciales que l'on veut s'ouvrir vers les Indes. La politique commerciale, c'est la politique de l'Angle!erre; elle n'a jamais été celle de la Russie. L'Etat russe· est avant tout, on peut même dire exclusivement, un État militaire. Chez lui, tout est subordonné au· seul idéal de puissance d'un pouvoir qui ne connaît que la violence. Le souverain, l'État, voilà l'essentiel ; tout le reste : la nation, voire les intérêts des différentes classes sociales, le développement de l'industrie, du commerce et ce qu'on nomme la civilisation, de simples moyens pour atteindre ce but unique. Sans un certain degré de civilisation, sans industrie et sans commerce aucun État et surtout un État moderne ne peut exister, parce que la fortune dite nationale est loin d'être celle de la nation, tandis que la fortune des classes
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