Le Contrat Social - anno V - n. 2 - marzo-aprile 1961

TH. RUYSSEN le globe ouvert aux producteurs de tous les pays : conséquemment les barrières abattues, l'antique droit des gens remplacé par les conventions commerciales; la police, la justice remise partout aux mains des industriels ; l'organisation économique remplaçant le régime gouvernemental et militaire dans les possessions coloniales comme dans les métropoles ; enfin, la compénétration libre et universelle des races sous la loi unique du contrat : voilà la Révolution. Se peut-il que dans cet état de choses, où les intérêts agricoles, financiers et industriels sont identiques, où le protectorat gouvernemental n'a rien à faire, ni à l'intérieur ni à l'extérieur; se peut-il que les nations continuent à former des corps politiques distincts ; qu'elles se tiennent séparées, quand leurs producteurs et leurs consommateurs se mêlent; qu'elles conservent une diplomatie pour déterminer des prérogatives, arranger des différends, échanger des garanties, signer des traités, etc., sans objet ? Poser cette question, c'est l'avoir résolue ... L'institution gouvernementale (...) a sa raison d'être dans l'anarchie économique. La Révolution faisant cesser cette anarchie et organisant les forces industrielles, la centralisation politique n'a plus de prétexte ; elle se résout dans la solidarité industrielle... Le problème de la République universelle est résolu. Le rêve de Napoléon, la chimère de l'abbé de Saint-Pierre devient une nécessité 18 • TELLE EST exactement· la conclusion optimiste à laquelle, dix ans plus tard, aboutit La Guerre et la Paix. « L'empire aux plus vaillants, dit la guerre. Soit répondent le travail, l'industrie, l'économie 19 • » Mais désormais la concurrence prend la place de la lutte par les armes : Le travail offrè à l'antagonisme un champ d'opéra- . tions bien autrement vaste et fécond que la guerre ... Dans ces nouvelles batailles, nous n'en aurons pas moins à faire acte de résolution, de dévouement, de mépris de la mort et des voluptés ; nous ne compterons pas moins de blessés et de meurtris ; et tout ce qui sera lâche, débile, grossier, sans vaillance de cœur ni d'esprit, ne doit pas moins s'attendre à la sujétion, à la mésestime et à la misère ; le salariat, le paupérisme et la mendicité, dernière des hontes, attendent le vaincu 20 • Ainsi Proudhon rejoignait les anticipations de Saint-Simon; il a eu la loyauté de reconnaître dans une de ses lettres ce qu'il doit à ce devancier, qu'il n'aimait pas. Saint-Simon, en effet, avait signalé le régime féodal et militaire comme le précurseur en même temps que l'opposé du régime économique et industriel. Proudhon a également pressenti avec une singulière lucidité la thèse de Spencer sur le passage nécessai~e de l'État militaire à l'État industriel. Nous hsons dans la même lettre des lignes qui condensent admirablement la pensée de Proudhon : La guerre, dans les prévisions évolutives de notr~ espèce, est la préfiguration d'un ordre de choses qui 18. Libr. Rivière, pp. 332-33. 19. Liv. V, ch. v, p. 483. 20. Ibid. Biblioteca Gino Bianco 99 la nie et l'exclut, mais qui cependant retient d'elle les traits principaux, savoir : que chacun doit payer de sa personne, comme à l'armée ; que la concurrence est la loi du travail libre, comme dans la bataille ; que le bien-être pour chacun est en raison de son effort, comme l'enseigne le droit de la force, etc., etc. En sorte que notre humanité, en se transformant, en passant du régime militaire au régime industriel, régimes diamétralement opposés, reste fidèle à elle-même, toujours animée du même esprit de justice et de liberté 21 • Originale, mais sommaire, cette esquisse de la sociologie de la guerre méritait d'être développée davantage. Pourquoi Proudhon s'en est-il tenu à cette ébauche ? C'est qu'au moment où il achève La Guerre et la Paix se multipliaient en Europe des problèmes politiques qui, tout au moins dans l'immédiat, ne semblaient comporter aucune solution de type économique. Partout flambaient les passions nationalitaires, tendant les unes, comme en Pologne, à l'affranchissement et au séparatisme, les autres, comme en Italie et en Allemagne, au regroupement et à l'unité gouvernementale. Proudhon, non sans quelque contradiction, se montre hostile aux unes comme aux autres. Dans la revendication du « droit des nationalités », il ne voit, fort injustement, qu'une agitation artificielle provoquée par des nobles présomptueux, d,es aventuriers avides de pouvoir et de profits personnels. Non qu'il soit, en principe, opposé à l'indépendance des nationalités, mais il redoute que de cette agitation confuse ne surgissent de nouvelles grandes puissances politiques et militaires, alors que toutes ses prédilections, appuyées de l'exemple des sages petits cantons helvétiques 22 , le, portent à leur préférer des confédérations d'Etats de modeste dimension. De même donc qu'à l'intérieur de la nation l'ordre social lui semble devoir s'établir par la fédération de groupes économiques de médiocre grandeur, de même, sur le plan international, il estime que l'équilibre s'établira par la fédération des communes et des petits Etats 23 • Par quel processus pourra se réaliser ce passage de la politique de guerre à l'économie de la paix ? Proudhon qui, en 1849, a été témoin du Congrès international de la Paix dû à l'initiative des quakers américains et anglais et que Victor Hugo présida avec éclat, ne croit pas que la paix puisse être organisée du dehors par la conjugaison de bonnes volontés. « Ce n'est pas avec des souscriptions et des meetings (...), des congrès (...) que la paix peut devenir sérieuse et se placer au-dessus de toutes les atteintes ... La paix signée à la pointe des épées n'est jamais qu'une trêve; la paix élaborée dans un conciliabule d'économistes et de quakers ferait rire, comme le fameux baiser Lamourette 24 • » Plus efficace que les discours 21. Lettre à Clerc, 4 mars 1863, in Corresp., t. XII, p. 340. 22. Cf. in Principe fédératif, I, VII, la longue note de la p. 320. 23. Guerre et Paix, Conclusion, p. 498. 24. Ibid., p. 487.

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