98 ce goût de l'opposition lui paraît correspondre à une réalité objective ; dans la nature même les forces s'affrontent, se détruisent et finissent par s'équilibrer; dans la vie sociale ~! po~tiqu7 l'antinomie est partout ; la propnete 1ndiv1duelle s'oppose à la communauté ; sur le marché, la valeur d'utilité s'oppose à la val_eurd'échange; la division du travail, en un sens, libère l'ouvrier par la machine, mais, en un autre sens, l'asservit en le rendant esclave de sa spécialité ; la population est en principe un bien, mais devient un fléau dès que les besoins de la consommation dépassent les possibilités de la production~- Mais l'opposition est-elle éternelle ? Hegel pensait la résoudre par la «synthèse »de la «thèse » et de l' «antithèse », et ce mode de conciliation purement logique avait d'abord séduit Proudhon 1°. Mais il en vint bientôt à préférer la solution des _antinomiespar l'« équilibre», notion qui lui paraît plus conforme à la réalité humaine. Or Proudhon met au premier rang des valeurs l'autonomie des consciences; aucune ne doit être anéantie, ni même comprimée; on peut, on doit en revanche amener les volontés humaines à s'équilibrer librement sous la loi de la justice. Ces principes de la philosphie de l'histoire nous amènent à comprendre comment, selon Proudhon, la << phénoménalité de la guerre», attestée par l'expérience de tous les temps et de tous les pays, est appelée à évoluer en phénoménalité de la paix ; la théorie commence par un paradoxe, mais s'épanouit ensuite en aperçus sociologiques du plus h~ut intérêt. Le paradoxe, c'est qu'il existe un «droit de la force». En quel sens faut-il l'entendre ? Tout d'abord en tenant compte du tempérament personnel de l'auteur. Robuste, courageux, non seulement Proudhon ne craint pas la lutte, mais il y trouve une volupté exaltante dont il fait l'aveu précisément dans La Guerre et la Paix: A Dieu ne plaise que je prêche à mes semblables les douces vertus et les félicités de la paix. Moi aussi, je suis homme, et ce que j'aime le plus dans l'homme est encore cette humeur belliqueuse qui le place audessus de toute autorité, de tout amour, comme de tout fatalisme, et par laquelle il se révèle à la terre comme son légitime souverain, CELUI qui pénètre la raison des choses et qui est libre 11 • Il précise ailleurs : La force fait partie de l'être humain, elle contribue à sa dignité ; conséquemment elle a aussi son droit, qui n'est pas le droit, tout le droit, mais qu'on ne saurait, sans déraison, méconnaître 12 • Le droit de la force est ainsi aussi légitime que le « droit au travail »,_!_e « droit de l'intelligence », 9. Il est à noter que la seconde œuvre philosophique de Proudhon porte le titre significatif : Système des contradictions üonomiques, ou philosophie de la misère (1846). 10. La Justice••., Libr. Rivière, t. II, p. 155. II. Liv. V, ch. 111, p. 464. 12. Liv. II, ch. vu, p. 130. Biblioteca Gino BianGG--- ANNIVERSAIRE le « droit de l'amour », le « droit de l'ancienneté ». Le droit du plus fort de dominer le faible n'est pas moins naturel que la prépondérance du mari sur l'épouse, du père sur l'enfant 18 • E~ som~e, si la justice veut que la personne humaine pwsse s'affirmer et développer toutes ses virtualités, la guerre n'est rien de moins que la « révélation de la justice » 14 • De là cette explosion lyrique : Salut à la guerre ! C'est par elle que l'homme, à peine sorti de la boue qui lui servit de matrice, se pose dans sa majesté et dans sa vaillance; c'est sur le corps d'un ennemi abattu qu'il a fait son premier rêve de gloire et d'immortalité 16 • Comment ne pas reconnaître dans cette apologie romantique de la guerre l'écho des paradoxes de Joseph de Maistre que Proudhon vient de découvrir et à qui il décerne cet éloge étonnant sous sa plume : « De Maistre, le grand théosophe, plus profond mille fois dans sa théosophie que les soi-disant rationalistes que sa parole scandalise 16 • » Quoi qu'on puisse penser de ces postulats mystiques, force est de reconnaître que l'auteur en a tiré les conséquences les plus suggestives. Il montre avec force que la guerre est une sorte de «jugement», qu'elle résout les conflits en obligeant le vaincu à accepter la loi du vainqueur, qu'elle a d'ailleurs ses· formes, ses procédures, qu'elle est génératrice d'institutions, donc d'un ordre social et politique, qu'elle introduit dans les sociétés primitives la sélection bienfaisante des élites. S'efforçant de pénétrer au-delà des fauxsemblants politiques, il dénonce la« cause secrète» de la guerre, cause qui la rend « infâme », l'effet de la rupture de l'équilibre économique, le « paupérisme», la misère 17 • C'est d'ailleurs dans la perspective économique que Proudhon pense apercevoir la solution libératrice. La misère économique n'est pas éternelle : le travail, l'industrie créent inlassablement des ressources nouvelles entre lesquelles il est possible de substituer un équilibre durable aux antagonismes destructeurs et stériles. Proudhon n'avait pas attendu ses années d'exil pour annoncer qu'en raison du développement de l'industrie, l'économique devait l'emporter sur le politique; le système gouvernemental devait se dissoudre au profit d'une organisation rationnelle des intérêts qui ne pourrait manquer de se propager de pays à pays. Dans l'Idée générale de lalRévoluii·on au x1xe siècle (1851), il écrivait déjà : La Révolution, faite au-dedans, se fera-t-elle aussi au-dehors ? Qui pourrait en douter ? L'exploitation capitaliste et propriétaire partout arrêtée, le salariat aboli, l'échange égal et véridique garanti, la valeur constituée, le bon marché assuré( ...), 13. Ibid., pp. 128-32. 14. Liv. IV, ch. IV, pp. 38 sqq. 15. Ibid., p. 31. 16. Ibid. 17. Liv. II, ch. 11 et VIII-XI.
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