Le Contrat Social - anno V - n. 2 - marzo-aprile 1961

TH. RUYSSEN Emmanuel. Aussitôt l'Autriche masse une armée sur la frontière du royaume sarde et envoie à Turin un ultimatum exigeant le désarmement immédiat du Piémont. Le gouvernement de Paris annonce qu'il considérerait le franchissement du Tessin par les troupes impériales comme une déclaration de guerre. Le 29 avril, le fleuve était franchi et, le 3 mai, Napoléon déclarait la guerre à l'Autriche ; chacun sait la suite des événements qui devaient aboutir, en 1870, à l'unification de l'Italie. Proudhon ne s'est pas ému dès le mois de janvier 1859 des menaces de guerre qui se profilent du côté de la plaine du Pô ; il est alors absorbé par la rédaction d'une brochure sur les chemins . de fer. Quand il voit dans la presse l'opinion française s'enflammer en faveur de la nationalité italienne, il hausse les épaules, jugeant de haut cette « blague saint-simonienne et chauvinique » 4 ; la guerre lui paraît «probable», mais « non pas fatale» 5 • Les intérêts actuels des États sont tellement enchevêtrés qu'une guerre locale risque de dégénérer en guerre européenne et la crainte d'une telle expansion de la violence offre à la paix ses meilleures chances. En mars 1859 cependant, Proudhon tombe malade et ajourne l'achèvement de son étude sur les chemins de fer. Allégé provisoirement de ce souci, il se sent plus sensible aux inquiétudes qu'impose à quiconque réfléchit la détérioration des relations internationales et il a nettement conscience d'avoir un rôle à jouer pour remédier à la confusion des idées. Le 14 mars, il écrit à Chaudey : «Notre société se désorganise au point de vue économique ; la question de la guerre, · jetée par-dessus, rend la situation tout à fait critique, dramatique même. Le pays attend que quelqu'un parle au nom de la philosophie, de l'histoire, de l'économie, du droit, et personne ni en France ni hors de France ne sait rien dire 6 • » A lui la mission de brandir la torche dans les ténèbres. Pour lui il ne s'agit pas, au moins pour le moment, de discuter la légitimité des aspiration des Italiens vers leur unité politique ni l' opportunité d'une intervention éventuelle de la France ; il faut aborder ces problèmes de plus haut, étudier en philosophe, en sociologue, les facteurs essentiels des relations d'État à État; or, « il n'a jamais été publié un mot de saine philosophie sur la paix et la guerre, sur l'équilibre européen » 7 • Le programme de l' œuvre en gestation est dès lors nettement défini et, en mai, Proudhon peut annoncer à Chaudey qu'il vient d'achever un écrit de deux cents pages dont le titre sera : La Guerre et la Paix. « C'est une espèce d'étude historique sur la manière dont la civilisation, débutant par la guerre, tend à une pacification universelle 8 • » 4. Lettre à Beslay, t. VIII, p. 371. 5. Aux frères Garnier, ibid., p. 384. 6. T. IX, p. 35. 7. A Chaudey, II avril 1859, ibid., p. 66. 8. Au même, ibid,, p. 84. Biblioteca Gino Bianco 97 En fait, l'élaboration du dernier grand ouvrage de Proudhon durera un an et demi et comptera plus de six cents pages. C'est que l'auteur, qui n'a prêté jusque-là aux problèmes de la vie internationale qu'une attention secondaire, éprouve le besoin d'étendre son information ; il fouille les juristes, notamment Grotius, et fait la connaissance des Soirées de Saint-Pétersbourg, de Joseph de Maistre, où il trouve, véritable illumination, la mise en relief du rôle de la force en tant que génératrice de la civilisation ; l'influence de ce livre sur cet « antithéiste » sera si forte que l'auteur n'hésitera pas à saluer la guerre comme « un fait divin, une loi de l'histoire». Il n'est pas inutile de souligner que la composition de La Guerre et la Paix est contemporaine de la guerre menée par les Piémontais et les Français contre les Autrichiens (juin 1859), de l'entrevue de Villafranca (11 juillet) où Napoléon et Victor-Emmanuel se mirent d'accord sur les conditions de la paix, enfin du traité de Zurich (10 novembre) qui rétablit la paix. Ainsi, pour stimuler sa méditation, Proudhon avait sous les yeux un exemple concret de la perturbation introduite par la force dans l'équilibre, selon lui, satisfaisant, établi par les traités de 1815 ; il accueillait sans enthousiasme la formation en Europe d'une nouvelle grande puissance militaire. Par surcroît, il voyait avec appréhension s'enflammer des idéologies explosives au sujet des nationalités, des frontières naturelles; tous ces problèmes devaient absorber, au cours de ses dernières années, une large part de ses forces déjà défaillantes. · C'est le 27 octobre 1860 que Proudhon envoie son manuscrit à Paris et le fait offrir par son ami Gouvernet à l'éditeur Garnier ; celui-ci hésite et finit par se dérober. Hetzel se montra d'abord plus accueillant, mais finit par passer la main à l'éditeur Dentu qui, nous l'avons vu, mit La Guerre et la Paix en vente le 21 mai 1861. * )(- ,,. RELISONS donc ce beau livre ; laissons-nous une fois de plus entraîner par l'allure trop souvent désordonnée, mais irrésistible, d'une pensée qui, au cours de son développement, ne cesse de s'enrichir d'aperçus imprévus et dont le ton s'anime parfois d'un enthousiasme mystique. Un terme nous frappe dès le seuil du monument; le livre premier est intitulé: «Phénoménologie de la guerre». Proudhon, qui ignore l'allemand, n'a certainement pas lu la Phénoménologie de l'Esprit publiée par Hegel en 1807, mais il a connu l'essentiel du système du philosophe allemand par les célèbres leçons de Victor Cousin et, plus tard, par ses entretiens avec Karl Marx; de la philosophie hégélienne, il a retenu au moins cette idée, que la dialectique doit en toute chose distinguer des contradictoires et, ensuite, les concilier en une synthèse supérieure. Lui-même est par tempérament porté à la dialectique, enclin à la critique, à l'opposition systématique. Or

RkJQdWJsaXNoZXIy MTExMDY2NQ==