Le Contrat Social - anno V - n. 2 - marzo-aprile 1961

K. PAPAIOANNOU que César eut supprimé la ferme des impôts et qu'Auguste eut réservé à l'État l'exploitation des mines, les placements fonciers absorbèrent-ils la quasi-totalité des capitaux disponibles. Au lieu de vivifier l'industrie chétive des villes submergées par une énorme surpopulation vivant de sportules et de distributions gratuites de vivres, les capitalistes s'empressèrent d'acheter des terres et de détruire la classe des petits propriétaires paysans reconstituée par les premiers Césars. Une dynamique involutive Ici, l'expropriation massive des petits producteurs indépendants eut des résultats contraires à ceux qu'elle provoqua en Occident. Marx la tenait pour une des causes essentielles du capitalisme. Dans l'Empire romain, elle a été à l'origine de la réapparition du servage sous la forme du colonat héréditaire et elle· n'a nullement favorisé la transformation capitaliste de l'économie urbaine. Et c'est Marx lui-même qui souligne cette disparité dans une lettre où il dénie précisément à ses disciples le droit de transformer sa théorie en un « passe-partout » universellement valable 37 : Les plébéiens étaient originairement des paysans libres cultivant, chacun pour son compte, leurs propres parcelles. Dans le cours de l'histoire romaine ils furent expropriés. Le même mouvement qui les sépara d'avec leurs moyens de production et de subsistance impliqua non seulement la formation de grandes propriétés foncières, mais encore celle de grands capitaux monétaires. Ainsi, un beau matin, il y avait d'un côté des hommes libres dénués de tout sauf de leur force de travail, et de l'autre, pour exploiter ce travail, les détenteurs de toutes les richesses acquises. Qu'est-ce _qui arriva ? Les prolétaires romains devinrent non des travailleurs salariés, mais un mob fainéant ; et à leur côté se déploya un mode de production non capitaliste, mais esclavagiste. Cette description pèche par un excès de systématisation et n'est valable que pour la fin de l'ère républicaine. En revanche, les deux premiers siècles de l'Empire ont vu le déclin de l'esclavage, l'extension du salariat et l'apparition d'une classe moyenne formée d'affranchis qui est la seule classe antique rappelant la bourgeoisie moderne. Cette promotion des affranchis, décrite par Samuel Dill comme une « grande ·et bénéfique révolution » 38 , avait même trouvé son expression dans l'institution de l'ordre des augustales qui plaçait les membres éminents de cette nouvelle classe dans une position intermédiaire entre le décurionat et la plèbe, analogue à celle qu'occupait l'ordre équestre sous la République. Encore une fois, cette évolution qui marque l'apogée de la prospérité sous le Haut Empire n'a entraîné aucun développement notoire des forces productives. Ces affranchis, dont l'opu37. Cf. M. Rubel : Karl Marx. Pages choisiespour une ,thique socialiste, Paris 1948, p. 75. 38. S. Dill : Roman Society /rom Nero to M. Aur,lius, rl&t. 1956, p. 105. Biblioteca Gino Bianco . . 95 lence était devenue proverbiale, ont eu, ici et là, droit à la toge à bordure de pourpre, à des licteurs, voire au bisellium, place d'honneur réservée aux plus hauts dignitaires ; ils ont pu, entre Caligula et Vitellius, se réserver lemonopole, pour ainsi dire, des officesde cour - jamais ils n'ont pu constituer une classe dirigeante capable d'appuyer efficacement et d'orienter l'action de l'Etat dans sa lutte contre l'anarchie interne et la menace barbare. Les problèmes administratifs et militaires de plus en plus pressants qu'affrontait l'Empire dépassaient sensiblement leurs possibilités ; leur ascensionfut brisée, d'une part, par l'intervention croissante de l'élément bureaucratique et militaire, d'autre part, par leur propre incapacité à former une véritable classe d'entrepreneurs industriels. Plus que tout, leur manquait une base technique appropriée. Ni l'introduction dans l'industrie textile d'un métier vertical perfectionné, ni la pratique nouvelle du moulage dans la poterie, ni l'amélioration des procédés de drainage dans les mines, due à l'introduction de la pompe d'Archimède, n'ont sensiblement modifié le rythme de· la production industrielle : pour toute l'Antiquité la possibilité de procédés mécaniques automatiques est demeurée du domaine des dieux et de l'utopie où Homère et Aristote l'avaient reléguée. Si la concentration de la richesse et l'accroissement des travailleurs libres tendaient à une économie capitaliste à base de salariat, la faiblesse du progrès technique et surtout la bureaucratisation de l'économie urbaine et la puissance exorbitante des latifundiaires d'Occident devaient finalement conduire à une forme d'exploitation du travail plus régressive encore que l'économie esclavagiste : le servage. Comme Je dit un des premiers historiens qui adoptèrent la méthodologiemarxiste, « il y eut ainsi un processus d'involution économique» 39 qui finit par reproduire, à une échelle gigantesque, le servage caractéristique des formes les plus archaïques et les plus stationnaires de l'organisation économique. Nous sommes ici aux antipodes de l'évolution cumulative et rectiligne postulée par Marx. Il est clair que son modèle de la crise révolutionnaire devient inintelligible dès qu'on franchit les frontières historiques et géographiques de la société industrielle· moderne. Comme Georges Sorel l'avait déjà remarqué, « le schéma ne se rapporte certainement pas à l'histoire, mais à des hypothèses sur l'avenir» 40 • Projection éminemment « idéologique » des données spécifiques de la crise (anticipée) du capitalisme, le schéma marxiste est un mythe destiné à renforcer l' « optimisme » des disciples ; il n'en demeure pas moins stérile comme hypothèse de travail. (Fin auprochainnuméro) K. PAPAIOANNOU. 39. E. Ciccotti : Le Déclin de l'esclavage antique, trad. française, Paris 1910, p. 429. 40. Préface à L' Interprétation ,conomiqu, de l'histoire, d'Ed. Scligman.

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