Le Contrat Social - anno V - n. 2 - marzo-aprile 1961

K. PAPAIOANNOU S'il est déjà difficile de subsumer les « producteurs indépendants » au concept des « rapports de production », la méthodologie marxiste rend inintelligible la pluralité des pouvoirs qui a de tout temps caractérisé la plupart des sociétés humaines. La pluralité des pouvoirs .MARx présuppose que chaque société se définit par un seul mode de production et que, par conséquent, tous les pouvoirs économiques, politiques, idéologiques se trouvent chaque fois concentrés aux mains d'une seule classe dominante. De là vient son incapacité de comprendre la mutation profonde, la véritable « transition à un autre genre» signifiée par l'apparition des bourgeoisies libres face au domaine fermé et au servage. Pour lui, le Moyen Age n'a connu qu'un seul mode de production : le mode féodal, et « la structure économique de la société bourgeoise est issue de la structure économique de la société féodale» 19 • Comme son schéma exige que chaque régime social sorte du régime précédent, il faut que « les moyens de production et d'échange qui servirent de base à la constitution de la bourgeoisie », aient été « produits dans la société féodale »20 • Pareille hypothèse est pur artifice : la bourgeoisie fut une classe entièrement neuve dont rien dans l'organisation féodale ne présageait l'avènement. Contrairement à ce que dit Marx, « la petite exploitation rurale et le métier indépendant » ne formèrent jamais, pas même « en partie», la « base du mode de production féodal » 21 • Le domaine féodal ne représente qu'un secteur de . plus en plus réduit de la vie économique du Moyen Age et le « métier indépendant» s'est développé d'emblée en dehors des cadres de l'économie domaniale. L'axiome marxiste serait valable si la vie sociale n'était traversée et façonnée que par un seul courant d'énergie (le « combat de l'homme contre la nature ») reléguant dans l'ombre ou à une simple existence épiphénoménale toutes les autres puissances politiques, militaires, spirituelles que nous voyons se disputer_la suprématie dans le remous de l'histoire. Encore eût-il fallu que chaque mode de production fût chaque fois effectivement capable d'englober la société tout entière et d'intégrer la totalité des producteurs et des distributeurs dans un réseau unique de directives et de contraintes. Or ce type de société unitaire et d'économie intégrée est plutôt rare dans l'histoire des sociétés économiquement et politiquement évoluées. Le plus souvent, nous avons affaire à des ensemble~ économiques fragmentés en plusieurs secteurs, à plusieurs classes dominantes ou indépendantes coexistant au sein de la même société. 19. K, 1, 753. 20. MC, p. 64. 21. K, I, 350. Biblioteca Gino Bianco 91 « Le pouvoir arrête le pouvoir. » La formule de Montesquieu vaut aussi pour le pouvoir social : cette limitation du pouvoir de classe sur le plan horizontal apparaît lorsque des types de pouvoir de formation, de structure et de dynamique différentes sont amenés de gré ou de force à coexister. Dans le Moyen Age occidental, par exemple, nous avons deux organisations économiques qui vivent en état de symbiose : l'une, urbaine, centrée sur le commerce et l'industrie et orientée vers l'activité purement économique, dominée par une bourgeoisie qui avait conquis la liberté et vivait sous le droit qu'elle s'était donné ellemême; l'autre, domaniale, fermée, qui asservissait la masse rurale à deux classes d'origine et de structure radicalement distinctes, la noblesse militaire et le clergé. Ces deux classes féodales, fondées sur le servage (mais dépourvues de la structure vassalique propre à l'Occident), nous les retrouvons à la même époque à Byzance. Mais là, les grands domaines sont entourés d'une masse de paysans libres et de soldats fieffés, au milieu desquels les stratiotes lourdement armés de Nicéphore Phocas tendent déjà à former une noblesse militaire, et se juxtaposent à un vaste secteur étatisé à gestion bureaucratique, lequel coexiste à son tour avec une bourgeoisie prospère, mais politiquement de plus en plus insignifiante, et doit continuellement se défendre contre les empiétements et les tendances centrifuges des magnats et du clergé. Les sociétés « mixtes » CE TYPE de société mixte est très fréquent dans l'histoire. On peut dire que jusqu'à l'avènement du capitalisme moderne la faiblesse du développement économique rendait impossible l'établissement d'une liaison organique et stable entre la production agricole et l'économie urbaine. Villes et campagnes restaient fermées les unes aux autres, se développant côte à côte et se donnant des institutions économiques et politiques essentiellement différentes, sinon opposées. C'est seulement dans le capitalisme moderne que l'économie de marché s'est emparée de toutes les branches de la production rurale et citadine : la transformation de tous les biens, essentiels ou non, en marchandises a entraîné l'unification de l'espace économique et l'insertion de toutes les cellules productivès dans un réseau unique d'interdépendances. Mais dans le monde précapitaliste, aucun mode de production n'était suffisa1l:llllentdéveloppé pour assurer la cohésion sociale ; le degré d'unification économique était dès lors fonction de la puissance étatique et des progrès de -la centralisation bureaucratique plutôt que du développement spontané des forces productives. Même aux plus belles époques des régimes bureaucratiques, la concentration étatique des pouvoirs, l'unification du mode de production et la fonctionnarisation de la classe dirigeante n'ont pu être poussées au-delà d'une certaine limite.

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