Le Contrat Social - anno V - n. 2 - marzo-aprile 1961

90 en erreur. Ici non plus il ne s'agit pas de deux classes opposées au sens marxiste du terme, mais de deux sociétés nettement distinctes qui se sont constituées en (même temps dans l'anarchie du ixe siècle, et chemineront côte à côte jusqu'en 1789. Dire que le servage contenait les . « ge~es. de la bourgeoisie », c'est pour le moms sunplifier outrageusement les données du problème. Toutes les sociétés, ou presque, ont connu l'économie domaniale et le servage; si celui-ci contient effectivement les «germes» de la bourgeoisie, on se demande pourquoi ces virtualités ne se réalisèrent que dans les seules villes occidentales. Il serait pour le moins absurde de croire que l'économie urbaine est sortie de son contraire, en l'occurrence du domaine féodal fermé. Marx veut uniquement dire que les bourgeoisies ont été originellement formées par des serfs fugitifs. Mais cela n'a aucun rapport avec la dialectique propre de la société féodale. Comme le souligne Marx lui-même, les serfs en rupture de ban qui se réfugièrent dans les villes « ne s'affranchirent pas en tant que classe, mais à titre indivi~uel » 12 • De même, « lorsque la bourgeoisie française :enversa la domination de l'aristocratie, elle permit par là à beaucoup de prolétaires de s'élever au-dessus du prolétariat, mais seulement en. tant qu'ils devenaient des bourgeois» 13 , ce qw ne . veut nullement dire que le prolétariat contenait les «germes » du capitalisme. En outre cette gé~éalogie servile, des premiers bourgeoi~ semble inexacte. Les etudes les plus récentes, celles par exemple de J. Lestocquoi pour la Flandre ou de G. Luzzato pour l'Italie, établissent que les premiers habitants des villes médiévales ont .été principalement de petits propriétaires fonciers des environs, des fonctionnaires de l'administration abbatiale ou comtale, enfin des va~asse1;U~St des nobles de rang inférieur - ce qw, soit dit en passant, explique la véritable tyrannie économiqueet politique que les seigneuries bourgeoises ont fait peser sur les paysans dans les campagnes soumises aux cités. Nous touchons ici au vice fondamental de la con_structi~n~arxiste. Pour Marx chaque régime so~ial se definit par un mode de production détermmé, lequel se caractérise par l'existence de deux classes antagonistes soudées l'une à l'autre dans ID?- r~pport fondamental d'exploitation et de dommatton. Comme l'écrivait Boukharine en un temps où il était le doctrinaire officiel de l'Internationale communiste, «les classes fondamentales d'une forme sociale donnée, les classes au sens propre du terme, sont au nombre de deux · · la class~ dirigeante et détentrice des moyens d~ production, d'une part; la classeexécutante, privée 12. DI, p. 77 (VI, 228). 13· DI, p. _46(V~, _196).La même observation vaut pour 1~ bur~aucra;1e sov1ét1que : elle aussi a permis à beaucoup d ouvriers d accéder à des postes de responsabilité mais scule~ent en tant qu'ils devenaient membres de 11intelligentsia. LE CONTRAT SOCIAL de m_oyens?e production et trayaillant pour la prermère, d autre part» 14 • Mats c'est Lénine qui a donné sa formulation la plus extrême à cette conception bipolaire de la hiérarchie sociale : Les classes sont des groupes d'hommes dont l'un peut s'approprier le travail de l'autre, par suite de la différence de la place qu'ils occupent dans un régime déterminé de l'économie 15 • Les classes indépen.dantes DANScette conception des classes «fondamentales » qui traite les autres en survivances du «mode de production » précédent ou bien en sousproduits hybrides dépourvus de toute efficacité historique, il n'y a de place ni pour le paysan ni pour l'artisan indépendants. Or ce sont là des classes qui se sont maintes fois révélées « fondamentales», mais qui ne se développèrent pas moins à l'extérieur des rapports de domination et d'exploitation dont Marx fait dériver toutes différences entre les classes. Il n'ignorait pourtant pas ~e rôle parfois prépondérant que ces classes ont J~ué, par exemple dans l'antiquité classique. Aus~1, par!ant de" la petite propriété foncière, souligne-t-tl le role formateur qu'elle a joué «pour le développement de l'indépendance personnelle» 16 et remarque-t-il qu'« elle a formé la ~ase économiq~e de la_so_ciété à l'époque classique ». La petite exploitation rurale et le métier indépendant, dit-il encore, «formaient la base économique des communautés antiques à leur ~eilleu!e époq~e, :iprès que la propriété collective orientale [etatique] se fut dissoute (sic) et avant que l'esclavage se fût emparé sérieusement de la production» 17 • Mais cette classe des paysans indépendants ne fut pas seulement la «base» des cités antiques. On la retrouve aussi aux meilleures époques de Byzance où, depuis les réformes d'Héraclius, la ~ropriété. foncière des stratiotes et des paysans hbres était devenue le maître pilier de l'Empire. «La petite propriété a de grands avantages sous le !apport du :paiem~I?-?tes impôts et de la presta~on du service ~taire ; ces avantages disparaisse~! ~orsque diminue le nombre des petits proprietaires. » Ces paroles de l'empereur Romain Lécapène 18 ., où se résume la politique agraire de la grande époque de Byzance (843-1025), nous mette~t en pr~sence d'une dialectique qui échappe aux dichot?mtes ab~~ivesdu marxisme : ici, l'Etat bure~ucrattq~e, obeissant ~ sa logique propre, s~ fatt le ;< de~ense~r .» des «indépendants ». menaces par_les latif~diaires laïques et ecclésiastiques. 14. Théorie du matérialisme historique, p. 306. 15. « La grande initiative», in Œuvres choisies, Moscou 1948, II, 589. 16. K, III, 858. 17. K, I, 350. 18. Citées par J. et P. Zepos : Jus graeco-romanum, Athènes 1931, I, 209.

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