K. PAPAIOANNOU A côté de l'appropriation des fonctions gestionnaires et des stratifications qu'elle entraîne, la monopolisation du pouvoir idéologique érige un groupe particulier au rang de détenteur et d'interprète exclusif du sacré; d'autre part, l'appropriation du pouvoir politico-militaire met au service de telle ou telle minorité incontrôlable la totalité des prérogatives de l'État et des moyens de contrainte dont il dispose. Il serait aisé de montrer comment ces «aliénations » ont pu, sous certaines conditions que nous ne pouvons évoquer ici, offrir médiatement à des groupes minoritaires, fonctionnellement différents des dirigeants du processus du travail, les mêmes possibilités de domination et d'exploitation que réalisent immédiatement les classes bourgeoises dont Marx a si abusivement généralisé le destin : l'histoire des classes sacerdotales, féodales, bureaucratiques fournit un nombre saisissant d'exemples que l'on pourrait citer à l'appui de cette théorie pluraliste de la genèse du pouvoir de classe. Il n'en reste pas moins que tout pouvoir, même s'il est acquis et fonctionne en dehors de l'ornière de l'activité économique proprement dite, confère à son détenteur la puissance, sinon la suprématie économique. La richesse, justement définie par Berkeley comme «le pouvoir de commander à l'industrie d'autrui »9 , ou tout au moins l'indépendance économique, suit le pouvoir comme son ombre. Aussi un groupe militaire (les comites germaniques ou les antrustions mérovingiens, mais aussi les soldats affranchis de la corvéepar Ramsès II ou les stratiotes - soldats fieffés - de la première organisation byzantine des thèmes), un clergé, une bureaucratie, pour mentionner .quelques groupes de formation extra-économique qui ont maintes fois forgé l'histoire, ne sont-ils devenus une classe, voire une classe dominante, qu'après s'être installés souverainement dans le processus de la production et de la répartition des biens en s'appropriant les moyens de production, éventuellement la force de travail elle-même. Donc en organisant les rapports de production de manière à consolider et à perpétuer leur situation de classe indépendante ou dominante et exploiteuse. Ici, c'est-à-dire abstraction faite de toute considération génétique, le critère marxiste devient valable : C'est toujours dans les rapports immédiats entre les maîtres des conditions de la production et les producteurs directs que nous découvrons le secret intime, -le fondement caché de toute la structure sociale et, -par conséquent, de la forme politique revêtue par les _rapports de domination et de sujétion, bref, de toutes les formes spécifiques de l'État 10 • Mais c'est ici aussi que commencent les difficultés. · · 9. Cité par Marx : Kr, p. 78 (p. 105). 10. Das Kapital, éd. Dietz, 1951 (titre abrégé : K), III, 841-42. Biblioteca Gino Bianco 89 Structure bipolaire de la société C'EST à cette bipolarité que renvoient les couples de classes antagonistes énumérés par le Manifeste : maîtres et esclaves, seigneurs et serfs, maîtres et compagnons, capitalistes et ouvriers. Ici, effectivement, il s'agit de classes superposées sinon engendrées par des modes de production déterminés, dont l'une s'approprie le travail de l'autre en raison de sa position prédominante dans les rapports de production. Mais il n'en est pas ainsi des patriciens et des plébéiens. Patriciens et plébéiens ne sont pas des classes corrélatives au sens marxiste du terme et leurs luttes séculaires ne sont pas du même type que les antagonismes verticaux, les seuls qui soient envisagés par le marxisme. Il ne s'agit pas là de deux classes différenciées par la séparation de la propriété et du travail, ou par l'opposition des fonctions de direction et des tâches d'exécution, mais de deux sociétés fondamentalement hétérogènes, voire de deux peuples différents, établis sur des territoires nettement distincts, maintenus à distance par une impitoyable législation de «caste» illustrée par l'interdiction des mariages mixtes. L'un, le peuple des patriciens et de leurs clients, le véritable populus romanus, formait la société régulière et était constitué en État, tandis que l'autre, exclu de la cité, était une masse amorphe de déclassés, étrangers pour la plupart, qui ne put faire reconnaître son organisation séparatiste qu'après avoir menacé d'émigrer et de priver Rome des soldats et des contribuables qu'exigeait impérieusement une politique expansionniste. Si la classe exploitée est le «mauvais côté » de chaque société, le mauvais côté de la sociéte patricienne fut la classe des clients, et non la plèbe qui était plèbe précisément parce qu'elle refusait de faire partie de la société gentilice et de se plier à la loi du «patronat ». Située en dehors de cette société et jouissant de ce fait d'une pleine autonomie dans ses activités économiques, la plèbe n'était pas même une classe homogène. Dès qu'elle atteignit un certain degré de maturité, disons au lendemain du vote des lois liciniennes, la plèbe se différencia elle-même en trois éléments de tendances et d'intérêts divergents : les riches, qui bientôt s'unireµt au patriciat pour former la nobilitas républicaine, les petits. propriétaires et les prolétaires. Le même malentendu se retrouve dans la manière dont Marx a présenté l'antithèse de la noblesse et de la bourgeoisie occidentales. «La féodalité, dit-il, avait aussi son prolétariat - le servage, qui renfermait tous les germes de la bourgeoisie 11 • » Cette vision de la continuité historique (empruntée d'ailleurs à la littérature révolutionnaire de l'époque et en particulier à Bazard) est des plus vagues et ne peut qu'induire II. MPh, p. 97.
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