Le Contrat Social - anno V - n. 2 - marzo-aprile 1961

• P. STRUVE Dans Marx, en particulier, il y a même un troisième élément, une théorie d'économie politique pure. La fusion de ces éléments en une seule doctrine est une synthèse purement psychologique et subjective. Voilà pourquoi l'on pourrait être marxiste dans chacun de ces trois sens séparément sans l'être nullement sur le plan objectif et logique au sens pur~ment psychologique d'une conception du monde comme celle qui vient généralement à l'esprit quand on se réfère au marxisme. De l'idée formelle et générale de fonder le futur système économique sur le processus de l'évolution économique, on ne peut rien déduire du tout sur le contenu de ce futur système économique. .Et pourtant, pour les «marxistes», l'acceptation de l'idéal socialiste détermine a priori le contenu du futur système économique, · considéré comme le produit de l'évolution sociale et économique. Du point de vue du marxisme comme «philosophie et méthode historiques », il est bien plus aisé aujourd'hui, en l'an de grâce 1922 *, de démontrer que le socialisme en tant que système unifié est irréalisable, que de prouver qu'il est possible et inéluctable 5 • Mais le marxisme, précisément parce qu'il accepte l'idéal socialiste sans critique préalable et qu'il concentre toute son attention sur la voie historique qui y conduit, fait « descendre»les idées socialistesdans la massesociale et transforme ainsi une idéologie en rouemotricedu mouvementsocial. Cela s'accomplit au moyen de la théorie et du mot d'ordre de la lutte des classes. Dans un certain sens psychologique, le marxisme 6 préconise la « descente » du socialisme, en tant que conception théorique, au niveau de la masse sociale, et l'application de cette idéologie au mouvement social. On peut distinguer dans ce processus les phénomènes suivants. D'abord, le socialisme «utopique» - représenté par Owen, Saint-Simon et les saint-simoniens, Fourier et les fouriéristes, Cabet, et beaucoup d'autres - se définit dans un système essentiellement et totalement pacifiste, proclamant le règne de la paix non seulement entre les nations et les États mais aussi entre les classes. Pour Saint-Simon et son école, la lutte des classes est avant tout un concept théorique. Si dans ses activités Owen s'approche parfois de la pratique de la lutte des classes, il n'en reste pas moins, sur le plan théorique, avant tout philanthrope et pacifiste. Au contraire, le marxisme pose, dans un certain sens psychologique, une idée de lutte implacable, interne et externe, et pour cette raison il est essentiellement antipacifiste. • Transformé dans les versions ultérieures du manuscrit, en « 1924 » puis • 1937 ». 5. Cf. Vladimir G. Simkhovitch: Marxism versus Socialism, et [les travaux de] A. I. Skvortsov. 6. Marx n'a pas créé le marxisme lui-même. Le marxisme est la doctrine tirée des idées de Marx et élaborée sur le plan théorique vers 1880-90 par Kautsky et Bernstein en rapport avec le mouvement politique et social fondé par les disciples de Marx : Lassalle, Liebknecht et Bebel. Biblioteca Gino Bianco 85 En second lieu, les socialistes utopiques, tout en préconisant l'intervention de l'Etat et une réglementation autoritaire de la vie économique, se méfient dans l'ensemble des réformes et réalisations purement politiques et nient résolument que des modifications fondamentales des conditions sociales puissent être obtenues par l'emploi du pouvoir étatique, c'est-à-dire en dernière analyse par la contrainte physique. Cela signifie que le socialisme utopique en général était sceptique et indifférent envers les formes politiques, et n'admettait pas la contrainte politique comme instrument de réforme sociale (bien qu'on discerne à cet égard, très naturellement, toute une gamme de nuances, ainsi que des attitudes variées aux divers moments historiques). Cette attitude se relie à une acceptation profondément saine, par les socialistes utopiques, du socialisme comme un problème de transformation morale et culturelle, un problème de réédncation de l'individu. Cette tradition ou tendance idéologique, qui remonte à Helvétius et à la philosophie du xv111esiècle en général, s'épanouit d'une manière frappante dans les théories d'Owen. Pour Owen, l'idée de base est celle d'éducation. Certes, il la conçoit, selon sa conception d'ensemble, d'une manière rationaliste, mécanique et autoritaire, mais c'est, jusqu'au tréfonds de l'être, un «éducationaliste ». Chez les saint-simoniens, l'idée d'éducation occupe également une place de choix ; ils la vulgarisent de maintes façons et notamment à l'aide d'une traduction française de l'ouvrage bien connu de Lessing sur l'éducation de l'humanité *. D'emblée, Marx pose la question tout autrement. Pour lui le problème du socialisme est d'abord celui de l'organisation sociale d'une classe et de l'activité politique de cette classe, orientée vers la prise du pouvoir. Le socialisme utopique était apolitique et parfois antipolitique. Marx, à l'exemple de l'extrême gauche du chartisme anglais, favorable à l'emploi de la « force physique», et du socialisme politique français, représenté en premier lieu par Blanqui, politise le socialisme. Ainsi se constitue une conception théoriquement irréalisable de la révolution sociale, à laquelle on donne nécessairement la forme d'une révolution politique. Nécessairement, parce que la révolution, considérée comme le renversement d'un ordre de relations entre les hommes, est essentiellement un concept politique. Dans la mesure où la révolution n'est pas conçue en termes politiques, elle ne diffère pas conceptuellement, dans l'essentiel, de l'évolution. C'est ce qu'ont fort bien compris les saint-simoniens. Owen le comprend lui aussi: à ses yeux, une révolution sociale signifie une transformation profonde, morale et culturelle, sans équivalentpossible dans • En 1832 les saint-simoniens publièrent, conjointement avec Le Nouveau Christianisme de Saint-Simon, une traduction par Eugène Rodrigues de l'œuvre de Lessing : Die Brziehung des Menschengeschlechts•

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