P. STRUVE peut-être le premier vrai socialiste, passionné et opiniâtre, au sens moderne du mot - saisit avec une lucidité incomparable que le socialisme c'est précisément la rationalisation de la vie sociale. Il appelle son système « le système rationnel de la société » et définit par contraste l'ordre existant comme « irrationnel ». C'est dans le titre d'un de ses livres les plus importants, The Revolution in the Mind and Practice of the Human Race, or the Coming Change from Irrationality to Rationality (1849), que sa conception s'exprime le plus clairement. Dans le mouvement socialiste actif, la signification pleine et entière d'une telle rationalisation universelle et totale de la vie économique et sociale n'apparaît pas nécessairement jusque dans ses dernières conséquences.. Mais que celles-ci soient saisies de façon plus ou moins claire et complète, l'idée même conserve une importance essentielle pour le mouvement socialiste authentique. Ainsi le socialisme est prima facie, de même que dans son essence, une idée d'organisation. Ce fait est également avéré par l'histoire même du socialisme et du mouvement socialiste. L'idée du rationnel et de la rationalisation est aussi fondamentale chez Owen que l'est, chez SaintSimon et les saint-simoniens, celle d'organisation. Mais, dans leur essence, rationalisation et organisation sont une seule et même chose. Dans le socialisme l'idée d'organisation n'est pas seulement d'ordre technique; en effet, toute idée d'organisation sociale n'est pas seulement une idée socio-technique, elle est aussi, nécessairement, socio-juridique. Logiquement, le droit est issu de l'idée - plus générale - d'ordre. Le droit est un ordre spécifique, psychologiquement déterminé, de relations humaines. Le socialisme, en tant qu'idée de rationalisation ou d'organisation de la vie économique, englobe ou implique une idée juridique spécifique. En particulier le socialisme est un régime de la propriété ou de la possession des choses. Sous le régime socialiste, le droit de propriété des moyens et instruments d'activité économique et de production est obligatoirement transféré en bloc, et de manière permanente, des individus, familles et associations volontaires, à l'ensemble de la société. Le socialisme est né le jour où cette idée fut exposée pour la première fois. Au xv111e siècle déjà, il y eut Morelly, ce géomètre intrépide du socialisme; ensuite l'idée fut reprise, et clairement exprimée, par Owen 2 et les saintsimoniens 3 • Elle trouva sa formulation définitive chez Constantin Pecqueur, le vrai fondateur et systématiseur du socialisme sous la forme qu'il est d'usage d'appeler « scientifique » 4 • 2. Sur Owen, cf. B. Dolléans : Robert Owen, Paris 1912-13. 3. Cf. Doctrine saint-simonienne : Exposition (Paris 1854), septième séance, pp. 131-155. 4. C'est à Pecqueur que revient le mérite d'avoir formulé, dans les mots et dans la plénitude de son contenu logique, l'idée fondamentale du socialisme. La postérité l'en a récompensé par l'oubli, sauf en donnant son nom à une rue de Paris. Biblioteca Gino Bianco 83 Ainsi le socialisme implique la rationalisation ou l'organisation de la vie économique, au moyen de l'appropriation absolue, exclusive, ou prédominante, par une collectivité, du droit de propriété sur les moyens et instruments d'activité économique. Mais un mouvement social - et le socialisme en est un - ne peut se borner et ne se borne pas aux questions d'organisation et de droit. Il convient de se demander pour qui et au nom de quoi il est nécessaire de rationaliser ou d'organiser la vie économique et de bouleverser le régime de la propriété. Certes, la question ne se pose pas nécessairement pour le socialisme en tant que plan et méthode ; il peut exister des idéologies socialistes qui s'en tiennent à la formulation juridique de l'idée de rationalisation (organisation) universelle de la vie économique. Mais telle n'est pas la nature du socialisme contemporain vivant en tant qu'idéologie d'un mouvement social réel. Ce socialisme-là se réclame d'une idée sociale qui lui appartient par excellence, idée étroitement liée, par tout un faisceau d'associations, aux conceptions socialistes du droit et de l' organisation sociale. C'est l'idée d'égalité. Pour le socialisme, l'organisation de la vie économique, telle que la détermine un certain cadre juridique, a pour objet d'établir la plus grande égalité possible dans la répartition des biens. L'idée d'égalité peut avoir - et a effectivement eu - différentes significations suivant les époques. Au xv111e siècle, elle se rapporte au statut juridique individuel, à « l'égalité des hommes devant la loi». C'est en ce sens qu'elle est formulée par Montesquieu et par la Révolution française (Sieyès et Rœderer). Cette conception rejette l'inégalité des individus qui, dans une société composée d'états, est prédéterminée par le statut social héréditaire de chacun. De son côté, le socialisme rejette, dans la société contemporaine, l'inégalité entre les hommes, telle que la prédéterminent le fait et l'institution de la propriété privée héréditaire. Historiquement, le socialisme, par son refus de la transmission héréditaire de la propriété, aboutit à mie négation totale de la propriété privée des moyens et instruments d'activité économique. Les droits ..h. éréditaires sont niés par Saint-Simon afin que tous les hommes « capables » bénéficient, sur le plan matériel, d'une sorte d'égalité au départ. De même, les saint-simoniens nient la propriété privée des moyens et instruments de production afin d'établir une égalité durable et rationnelle de la distribution du revenu national. Tel est l'enchaînement des idées dans la Doctrine saint-simonienrze: Exposition ( que nous citons dans la première édition distincte de 1854, séances 6 et 8, pp. 121-182). Si l'on s'en tient à la lettre de leurs écrits, et Saint-Simon et les saint-simoniens nient l'égalité. Dans le fond cependant, l'idée d'égalité du xv111° siècle se transforme chez eux de concept politique et abstrait en catégorie matérielle et sociale. Owen exprime l'idée d'égalité avec une vigueurextraordinaire.A cette époques'enclenche
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