Le Contrat Social - anno V - n. 2 - marzo-aprile 1961

YVES LÉVY allé chercher dans quelque Tournefeuille et qui n'avait que l'autorité d'arbitre qu'on s'accordait à lui donner, cet homme inspirait souvent peu de respect à nombre de ceux qui se taisaient, souvent était haï par eux. Mais la nécessité les contraignait d'accepter cet arbitrage. Il est évident que le Président pourrait de même exercer les pouvoirs exceptionnels qu'il tient de la Constitution. Et son autorité ne pâlirait pas en face de celle de l'Assemblée, bien que celle-ci soit l'expression du suffrage universel, puisque par définition elle est alors plongée dans une inextricable confusion. On aperçoit donc que le Premier ministre, dans l'esprit de notre Constitution, dirige en temps •normal la vie politique du pays selon les règles du régime parlementaire, et que le Président assure la continuité constitutionnelle, avec faculté, si quelque modification lui paraît nécessaire, de recourir directement à la nation. Les deux mesures dont on attribue le projet à notre Premier ministre bouleverseraient cet équilibre. Le poids politique actuel du Président est très suffisant, on vient de le voir, puisque, dans les périodes où il est appelé à agir, l'organisme issu du suffrage universel est dans la confusion. Si donc on songe à faire élire le Président au suffrage universel, c'est qu'on veut que son autorité, même en période normale, balance celle de l'Assemblée. D'autre part, il est question d'étendre l'usage du référendum. C'est-à-dire que le référendum ne serait plus réservé aux périodes exceptionnelles et aux questions constitutionnelles, mais pourrait être utilisé pour résoudre les problèmes politiques des temps normaux. Ces deux mesures, on le voit, se complètent, et leur effet sera que l'exception deviendra la norme. Comme d'ailleurs les autres mécanismes sont maintenus, nous aurons alors deux circuits parallèles : un circuit parlementaire d'où le Premier ministre tirera son autorité et un circuit présidentiel assurant au Président une autorité semblable. ON DISCERNE assez bien ce qui mciterait nos gouvernants à une réforme de ce genre. Le général de Gaulle, venu au pouvoir comme arbitre placé au-dessus des partis, a été conduit, pour diverses raisons qu'il serait trop long d'exposer (et notamment, comme on l'a· montré, parce que nous vivons une période de transition), à prendre une part essentielle à la direction politique du pays. Il peut certes lui paraître déplaisant, quand il sait qu'il est pour la nation l'incarnation du bien commun, de n'imposer sa politique à l'Assemblée qu'en utilisant jusqu'à l'extrême les avantages que la Constitution accorde au gouvernement, et en usant même d'artifices dont le caractère constitutionnel est contesté. Constatant que l'atmosphère parlementaire est demeurée assez proche de ce qu'elle était sous la IVe République, il devait être tenté Biblioteca Gino Bianco 73 de rendre permanent le rôle qu'il exerce, celui d'un arbitre imposant le bien commun en marge du grouillement confus des partis. Mais le mérite essentiel de notre Constitution est précisément de rendre superflue, dans l'avenir, la fonction politique qu'exerce actuellement de Gaulle (je ne parle pas de sa fonction constitutionnelle, qui sera de toute façon dévolue au Président élu au suffrage restreint), cette fonction qui a été exercée avant lui pendant quelques mois par un Poincaré ou un Doumergue, et même, pourraiton dire, pendant quelques années ( à la faveur des circonstances) par un Pétain. Or, un des pires défauts de notre système antérieur, c'était précisément qu'il nous obligeait à recourir à des individus providentiels, avec tous les dangers que cela représente. Et comme on rencontre plus aisément un Doumergue, un Pétain - voire un Poujade - qu'un de Gaulle, il y a toutes chances pour qu'un Président élu au suffrage universel ait moins de sagesse que de pouvoir. Nous vivrons dans le risque perpétuel de voir un imprudent, un imbécile ou un partisan outrancier devenir Président, de même que Charles X a succédé à• Louis XVIII. Naturellement, plus la confusion politique sera grande, et plus s'accroîtra le danger. Et précisément, le système auquel il semble qu'on songe accroîtra la confusion, au lieu de l'éliminer, comme fera presque certainement notre système actu~l, selon un mécanisme dont voici une rapide esqwsse. Sous la IIIe République :finissante et sous la IVe République, la gauche socialiste et radicale ne pouvait gouverner qu'en s'alliant soit avec les communistes, soit avec le centre droit. Ni dans un cas ni dans l'autre ses alliés ne cherchaient à lui faciliter les choses, de sorte qu'elle était empêchée de mener une politique cohérente, et se discréditait. Comme il en était de même de la droite modérée, c'est le régime tout entier qui se discréditait au profit des extrémistes. L'habileté de nos Constituants a été, en modifiant les règles de la majorité, de permettre enfin le gouvernement des modérés de droite ou de gauche sans qu'ils soient contraints de s'allier avec le diable (les extrémistes ennemis de la démocratie) ou avec l'adversaire (les modérés de l'autre bord). C'est cela qui nous promet pour le futur et des gouvernements stables, et le ralliement progressif de l'opinion nationale aux modérés de droite et de gauche. Mais si demain on déplace le centre de la politique, et qu'on le reporte du chef du gouvernement (qui dépend du Parlement) à un Président élu au suffrage universel, tous ces beaux espoirs s'en vont à vau-l'eau. L'essentiel sera en effet de conquérir la Présidence, et là, une seule chose comptera : la majorité absolue du corps électoral. On verra alors se développer une intense agitation en faveur du Front populaire, et pour peu que les circonstances la favorisent,

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