56 cliché qui a « endormi » les travailleurs pendant des générations. D'après ses réponses au questionnaire, cet ouvrier devrait être classé parmi les prolétaires embourgeoisés, intégrés à la société telle qu'elle est, satisfaits des passe-temps que leur procure leur salaire; en réalité, il s'agit d'un homme profondément déçu, convaincu dans son for intérieur qu'il a raté sa vie et qui ne voit pas d'issue. Il faut donc louer les auteurs de n'avoir utilisé l'e~quête. sociologique qu'afin de préciser l'observation directe portant sur les phénomènes dans leur totalité. Une autre _initiativeméthodologique, tou~ en appelant certaines réserves, n'a pas été moms fructueuse : dans l'analyse de la condition e~de la conscience ouvrières, il a été fait systématiquement abstraction de l'évolution des techniques. C'est là, certes, une innovation hardie ; dans la préface, Pierre Naville a souligné fort à propos combien la situation sociale de l'ouvrier dépend de la technologie du travail. Mais une méthode se juge à ses résultats, et ceux-ci sont remarquables. L'étude débute, de façon classique, par un ~xam~n ~e l'attitude adoptée par l'ouvrier d'auJourd hm devant son propre travail. On aboutit à des constatations bien connues : pour une énorme majorité, le travail n'est qu'un gagnep~ ; r~es son! ceux qui y v~ient un moyen d ascension sociale ; à l'exception des jeunes gens pour qui l'usine représente une expérience nouvelle, on ne trouve guère d'ouvriers qui fassent du travail une activité intéressante en soi ; les moins réticents restent totalement insatisfaits de leur besogne. Par ce phénomène, le travail insipide, les sociologues expliquent le plus souvent attitudes et comportements de l'ouvrier moderne. Andrée Andrieux et Jean Lignon rejettent catégoriquement pareille interprétation. A leur avis, elle laisse de côté un facteur décisif : la portée sociale reconnue au travail par les ouvriers. Et de constater que ceux-ci sont à l'heure actuelle tous convaincus - qu'ils acceptent passivement leur sort ou non - qu'il existera toujours une hiérarchie, que l'individu effectuant un travail productif sera toujours au bas de l'échelle dont le sommet demeurera l'apanage de celui qui dirige. De l'activité libératrice qu'il avait été pour les militants d'autrefois, le travail est redevenu une malédiction. Ce qui ne peut évidemment s'expliquer par l'évolution technique. Les auteurs sont ainsi amenés à faire une nette distinction entre l'acte de production lui-même et ce qu'ils appellent la «situation sociale du travail» (rapports sociaux sur le lieu de travail, marqués notamment par la position subalterne de l'ouvrier). C'est sur cette dernière notion· que se concentre leur analyse. A bon droit, semble-t-il. Quand on leur demande de préciser ce qui leur déplaît dans l'entreprise qui les emploie, sur 58 ouvriers ·interrogés, 42 Biblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL indiquent la dépendance et la subordination ; si l'on y ajoute les 7 qui veulent sans doute dire la même chose en répondant : «Tout», ou encore : «L'ensemble », et les 3 qui se plaignent de « ne compter pour rien », on arrive au chiffre de 52. En regard, la monotonie n'est invoquée que par I 3 ouvriers, les cadences de production par 3, la trop longue durée du travail par· 2, l'hygiène par 2 également, le bruit par un seul, etc. Tout peut se résl;llller par ces mots· d'un soudeur de quarante-trois ans : «Je voudrais que personne ne me commande. » Les auteurs précisent que . c'est la nécessité de se plier aux ordres, lors même qu'ils sont déraisonnables et injustes, qui est le plus cruellement ressentie : alors se manifeste pleinement la situation subalterne de l'ouvrier. Quand on leur demande si, mise à part la question du gain, ils s'estiment défavorisés par rapport « aux autres », dans leur grande majorité les ouvriers se plaignent du peu de considération qui leur est témoignée, par comparaison avec les autres catégories sociales. Leur ressentiment est si fort que parfois ils en arrivent à se mépriser eux-mêmes. Qu'est-ce qu'un ouvrier ? « C'est une poire, quoi, un fruit dont on presse le jus et qu'on jette ensuite à la poubelle_.» « Pas grandchose. » « C'est un esclave, c'est un paria. » « C'est un pauvre imbécile. » Et ainsi de suite. On est loin des théories qui font de l'ouvrier de nos jours un être hanté par la monotonie, le rythme du travail,_etc. Il est évident que la méthode de nos auteurs ne saurait être généralisée, mais le présent ouvrage devrait mettre en garde tous ceux qui examinent les effets sociaux de l' ~v~lution technique, et leur inspirer plus d'esprit critique. Une autre thèse très répandue reçoit ici un rude coup : celle qui attribue à l'ouvrier une tendance à s'évader de sa condition. A ce propos encore, les auteurs ont bien fait de ne pas trop se fier aux réponses obtenues. La question : « Avezvous des projets d'avenir ? » fut posée à 56 ouvriers; 29 firent état de leur projet d'abandonner la condition ouvrière, 22 se montrèrent résignés et 5 se déclarèrent pour une résistance collective organisée. En y regardant de plus près, on s'aperçut que sur les 29 tenants de l'évasion, I 5 ne font que rêver sans rien entreprendre. Sur l'occupation de leurs loisirs, ils s'expriment en général ainsi : « Je me laisse vivre, je ne fais rien. » Le questionnaire les incite en réalité à faire passer de simples désirs pour des projets. Le nombre des résign~s se monte ainsi à 37, les candidats ·à l'évasion sont réduits à 14. Et pour une bonne partie de ces demie~s, le,~rojet ne tardera pas à se transf<:>rmeern vam desir :. 8 n'~nt pas dépassé vingtcmq ans, 4 ont de vingt-cmq à vingt-neuf ans, les deux plus âgés trente et trente-deux ans. Fait encore plus important, les traits distinctifs des uns et des autres s'effacent dès qu'on ne les observe plus. qu'~u travail : par leur comportem~nt d' ouvners, tls sont tous alors des·.résignés. De là sans doute l'écho très limité que trouvent ~
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