46 les statJsttques soviétiques des chiffres suivant lesquels le rendement à l'hectare sur les terres à coton d'Asie centrale surpassait nettement celui des meilleures plantations des États-Unis. Supériorité d'autant plus invraisemblable que la presse soviétique elle-même se plaint souvent du retard dans la production du coton. On a fini par découvrir que le terme « coton brut » par lequel on traduit le russe khlopok syriets des statistiques signifie pour les Américains la fibre du coton débarrassé de ses graines et autres impuretés, tandis que pour les Soviétiques il désigne le coton pesé avec ses graines lors de la récolte. Or la fibre du coton ne représente que 30 à 40 % du khlopok syriets 3 , d'où ce « rendement » soviétique étonnant. L'exemple le plus frappant de cette disparité sur laquelle jouent les statistiques a été fourni par Khrouchtchev lui-même. Dans son discoursfleuve à la session du Comité central du Parti tenue en décembre 1958 et consacrée à l'agriculture, il déclarait textuellement : Au mépris des faits, Malenkov avait annoncé au congrès du Parti que la récolte globale de blé s'était élevée en 1952 à 8 milliards de pouds et que le problème du pain était ainsi résolu une fois pour toutes. Malenkov avait agi en malhonnête homme, il utilisait les données de la récolte dite «biologique», bien que nul n'ignore la grande différence entre la « récolte biologique » et le blé réellement engrangé. On ne peut pas faire de pain avec une «récolte biologique» ... On fait le pain avec du blé. Or en 1952, la meilleure année de la période 19491953, les kolkhozes et les sovkhozes n'avaient récolté que 5,6 milliards de pouds et non 8 milliards. Alors que les kolkhozes et les sovkhozes avaient même livré à l'État une partie de leur grain de semence, l'État n'avait recueilli que 2,1 milliards de pouds, quantité insuffisante pour couvrir les besoins courants, sans parler de la constitution des stocks indispensables. Affirmer que 8 milliards de pouds avaient été récoltés n'était qu'une tromperie, c'était duper le Parti et le peuple pour camoufler les graves échecs de l'agriculture dont la direction était confiée à Malenkov4. On sait que « la récolte biologique ou récolte sur le terrain, c'est la récolte sur pied, c'est-à-dire celle qui a poussé sur une superficie donnée... Dans son estimation il n'est pas tenu compte des pertes subies lors de la moisson 5 • » Pour la morale marxiste-léniniste le mensonge flagrant de Malenkov n'est devenu un acte malhonnête qu'à partir du moment où son auteur et tout le « groupe antiparti » furent déclarés indésirables par le Comité central en été 1957. Avant cela, le mensonge en question était tout 3. Grande Encyclopulie Swiétique (titre abrégé : G.E.S.) 2e éd., t. 46, p. 224. 4. Pravda, 16 décembre 1958. 5. G.E.S., 2e éd., t. 44, p. 332. Biblioteca Gino Bianco----- L'EXPÉRIENCE COMMUNISTE à fait normal et moral. Khrouchtchev et la« direction collective », ainsi que tous les statisticiens du pays, s'en accommodaient fort bien pendant des années. Leur attitude n'a rien d'étonnant car selon la morale du Parti « les actions qui s'harmonisent avec la marche vers le communisme, avec la lutte pour le communisme, sont objectivement morales» 6 • En 1952, alors que Staline était encore seul juge du critère moral, l'aveu d'un échec grave de la politique agricole était certainement considéré comme beaucoup plus nuisible à la cause . du communisme qu'un mensonge destiné à sauver la face*. ON POURRAIT OBJECTER qu'il ne s'agit là que de cas particuliers, par conséquent reu probants. Les statistiques concernant 1industrie seraient maintenant plus dignes de foi. Or le patriarche des économistes et statisticiens soviétiques, l'académicien S. G. Stroumiline, fournit un argument de portée tout à fait générale et qui balaye cette objection. Nous savons grâce à lui combien les statistiques relatives à la production en URSS s'écartent de la réalité, en la grossissant par la comptabilisation en valovaïa prodouktsia (production brute) toujours en usage à Moscou alors que l'Occident l'a depuis longtemps abandonnée. Comment un savant soviétique et de surcroît membre du Parti a-t-il pu se permettre pareil aveu, qui risque de nuire au prestige du régime ? Quelques précisions biographiques permettront peut-être de répondre à la question, car Stroumiline n'est pas un savant de formation stalinienne du modèle courant. Polonais russifié, né en 1877, il s'était inscrit dès l'âge de vingt ans au parti social-démocrate (R.S.D.R.P.) et comme beaucoup d'autres socialistes russes d'alors, avait camouflé en Stroumiline son nom de Stroumillo-Pétrachkévitch afin d'égarer la police tsariste. Emprisonné à plusieurs reprises, il s'était évadé deux fois de son lieu de déportation. Sa carrière d'économiste et de publiciste commença en 1905. Comme menchévik, il prit part au IVe Congrès du Parti à Stockholm en 1906 et au ve Congrès de Londres en 1907. Ce n'est qu'en 1923 qu'il fut admis au parti communiste. De 1921 à 1937 et· de 1947 à 1951 il occupa divers postes de direction au 6. Voir le troisième thème du « Programme du cours d'éthique marxiste», in Questions de philosqphie, Moscou, n° 6, juin 1959, ainsi que notre étude : L' Éthique marxiste et son enseignement en URSS, publiée en 1960 par le Centre de recherche du bien politique. • Rappelons l'article de B. Aumont paru dans notre no de mai 1960, où l'auteur signale certains artifices en usage dans la statistique soviétique ( N.d.l.R.).
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